Le
verbe utilisé, lorsqu’il s’agit de Dieu n’est pas ce verbe impliquant
un changement de conduite ou une conversion. XXX signifie « avoir
mal ». il s’agit d’une souffrance intérieure qui doit être
consolée. Dieu souffre de la décision qu’il a prise, elle lui paraît
intolérable. Si l’on scrute les termes en profondeur, on comprend qu’il n’est
pas question pour Dieu de faire évoluer les règles de sa Justice. C’est au
contraire parce qu’il est juste, que sa justice est éternelle et
éternellement la même que Dieu se repent, que Dieu souffre du mal qu’il
avait pensé faire à l’homme, en voyant la transformation de son attitude.
Rien de subjectif en cela ! Plutôt une espèce d’objectivité infinie,
qui tient toujours compte du bien plus que du mal et qui ne se résout au mal,
qui ne porte sa condamnation que lorsque le bien est impossible. On peut dire
aussi en un autre sens que cette souffrance que Dieu éprouve accomplit sa
justice. Dieu ne supprime pas sa condamnation, Il a condamné le mal que l’homme
a fait et cette condamnation demeure, comme demeure la Justice de Dieu. Ne
voyons donc pas la Miséricorde de Dieu comme celle d’une sorte de papa
gâteau, qui ne serait rien d’autre qu’un papa gâteux. Mais Dieu souffre,
Dieu est infiniment proche de tout bien accompli du fond de soi-même par l’homme.
Lorsque jésus nous dit : Dieu seul est bon, n’est-ce pas cela aussi qu’Il
veut nous faire comprendre, cette solidarité absolue dans le Bien entre Dieu,
qui est le Bien et l’homme qui parfois fait le bien. Si l’homme est
capable de faire le Bien et de changer de voie, alors Dieu souffre et Il
console. N’est-ce pas l’image que nous a donné Jésus Christ lui-même en
sa Passion ? Cette souffrance que le Moi divin prend sur lui en Jésus
Christ accomplit toute justice , accomplit la condamnation de Dieu qui ne
change pas et permet à l’homme d’obtenir un délai et de prendre un autre
chemin. Comme les Ninivites. Dieu se repent si l’homme se repent, Dieu
souffre et console si l’homme change de voie. Telle est la miséricorde de
Dieu, non pas une manière de sacrifier sa Justice, mais un amour immense,
dans lequel la Justice de Dieu s’applique en quelque sorte à Lui-même –
en Jésus Christ, l’homme doué d’un Moi divin et qui souffre à la place
des hommes. Un amour immense, qui n’efface pas l’iniquité de l’homme
mais lui donne une réelle une totale deuxième chance, pour obtenir son
pardon par son repentir, par son changement de voie. Une fois de plus, on ne
comprend vraiment le Livre de Jonas qu’à la lumière du Nouveau Testament.
Il
ne sert à rien d’imaginer un changement en Dieu. Ce serait en effet un
anthropomorphisme ridicule, les philosophes ont raison. Mais Dieu a une
volonté d’amour qui tient compte du moindre Bien accompli, qui se
reconnaît, lui l’auteur de tout bien, dans le plus petit élan vers le
bien. Si c’est un élan sincère. Si c’est un élan qui se repent du mal
accompli, qui ne prend pas occasion de la Miséricorde de Dieu pour tenter de
tromper Dieu en appelant le mal bien et – pourquoi pas tant qu’à tromper
– pour nommer le bien : un mal.
Jonas
comprend bien tout cela. Une fois de plus il l’exprime. Il prophétise la
miséricorde de Dieu en l’exprimant avec force, en parlant de sa tendresse.
Il révèle la miséricorde de Dieu avec beaucoup plus de force que bien d’autres
prophètes. Mais cette lucidité, loin de le convaincre lui-même, lui fait
horreur. Elle lui fait horreur, par tout ce qu’elle lui découvre du dessein
de Dieu. Je pense à quelqu’un avec lequel j’ai beaucoup parlé, François
Brigneau, journaliste parmi les plus doués de sa génération, qui a
collaboré à Minute pendant des années. Il a un peu la même réaction que
Jonas. Dans une petite nouvelle qu’il a publié dans ses Derniers Cahiers,
il réécrit de manière parodique le conte d’Alphonse Daudet le Curé de
Cucugnan. Il imagine donc que le Curé entreprend un voyage en car
(pèlerinage, visite guidée et loisir organisé tout la fois). Le Curé
de Cucugnan, dans la fable de Brigneau est un Curé type années Soixante. Il
aurait pu ouvrir un patronage et créer une équipe de football. Il se
contente de donner dans les voyages organisés. Mais voilà que le car a un
accident. Il tombe dans un ravin. Et le Curé, qui est mort sur le coup avec
tous les passagers, assiste au jugement de ses paroissiens. Il trouve
décidément Dieu trop bon. Lui il les connaît ses paroissiens. Il veut bien
organiser pour eux des voyages, mais il sait que le Bon Dieu, ils n’en sont
pas dignes : le meunier est un voleur qui met de la sciure dans sa
farine, la boulangère est une allumeuse, qui a berné son imbécile de mari
etc. Tout se sait dans un village. Dieu ne peut pas berner un bon Curé comme
nottre Cucugnannais. Et pourtant si ! Tous ces gens, surprise, le bon
Dieu, lui, les regarde sous leur aspect lumineux. Le curé de Cucugnan décide
qu’il y a vraiment là de quoi en perdre la foi… Et il se détourne de
Dieu !
Il
ressemble à Jonas : « C’est pour cela que je suis parti à
Tarsis ! »n’hésite pas à déclarer notre prophète, c’est à
cause de cette miséricorde que je ne peux pas supporter. Si encore je devais
simplement annoncer aux Ninivites leur châtiment… Ce sont des païens, c’est
déjà être trop bon avec eux que de leur parler. Mais au moins n’aurais-je
pas démérité à mes propres yeux. Annoncer aux païens leur ruine, c’est
leur redire tout ce que les Prophètes passent leur temps à prophétiser. C’est
dans l’ordre des choses ! Mais si c’est pour leur donner une occasion
d’échapper à la Justice de Dieu… Moi Jonas, j’ai considéré que votre
Miséricorde était une mauvaise action ! C’est pour cela que je n’ai
accompli ma charge de prophète que contraint et forcé. Désormais je n’aspire
qu’à une chose, c’est à mourir. Ma vision du monde n’est pas celle de
Dieu, je n’ai plus qu’à attendre la mort.
Voyez
l’endurcissement du cœur, même chez un bon, même chez quelqu’un que l’on
doit bien catalogué parmi les bons comme Jonas. Voyez la violence du péché,
voyez la puissance de la révolte. Face à la Miséricorde qui caractérise
cette Personne au cœur infiniment sensible au moindre bien véritable qu’est
Dieu, il y a toutes les fausses idées de la Justice que nous pouvons nous
faire et auquel nous tenons, comme Jonas, plus qu’à notre propre vie. C’était
déjà le péché des Pharisiens. Prenons garde que cela ne devienne pas le
nôtre.
Jonas
joint donc le geste à la parole et il se retire sur un Aventin à quelque
distance de Ninive. Il s’était peut-être dit qu’il allait assister au
spectacle de la Justice de Dieu s’attaquant enfin aux impies. Il s’installe
donc commodément et le temps passe donnant corps au soupçon qui a dû le
traverser lorsqu’il a vu comment les Ninivites accueillaient sa
prédication. Bientôt ce soupçon qu’il entretient contre Dieu devient une
certitude. Et il s’écrie : « Prends donc ma vie, car mieux vaut
pour moi mourir que vivre ». Cri déchirant de quelqu’un qui se sent
trahi dans ses idéaux les plus grands par tout ce qu’il y a de plus
grand : Dieu. On peut imaginer que ce fut le cri de colère que poussa
Judas et la raison pour laquelle il trahit le Christ. Il avait un
idéal : la délivrance de la Judée. Et il doit constater que le Christ
ne pense pas comme lui. Au lieu de mettre en cause ce qu’il pense, il trahit
son Maître pour trente denier : le salaire d’un journalier pendant un
mois. Une petite somme ! Son crime n’était pas crapuleux mais
passionnel. Etait-il plus noble pour autant ? « Il eût mieux valu
pour cet homme qu’il ne fût pas né » déclara Jésus. Judas nous
montre comment dans le péché, une simple déception initiale se transforme
en révolte et la révolte en meurtre et en sang. Jonas, lui, c’est son sang
qu’il veut voir couler, car sa fureur s’est tourné contre lui-même, mais
la volonté homicide est la même. Oui, profondément elle est de même nature
que celle de Judas. Malheur à l’homme qui tient à son idéal plus qu’à
Dieu même. Malheur à l’homme qui tient à sa Justice qui tient à ce que l’on
reconnaisse sa justice plus que la grâce de Dieu.
La
morale enduit l’âme contre la grâce disait Péguy. Les mésaventures de
Jonas illustrent bien cette formule choc. Les véritables valeurs morales ne
sont pas des créations de l’individu, construisant sa vision du monde selon
le milieu dont il est issu et la culture qui l’a imprégné. Les réussites
de l’homme peuvent même parfois lui boucher les yeux, lui fermer les
oreilles, l’empêcher de comprendre quelle est la volonté de Dieu sur lui,
quel est son bien véritable et comment il doit l’accomplir.