Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Jonas ou le chemin du baptisé - Sixième dimanche de Carême – 16 mars 2008

(partie précédente)

Le verbe utilisé, lorsqu’il s’agit de Dieu n’est pas ce verbe impliquant un changement de conduite ou une conversion. XXX signifie « avoir mal ». il s’agit d’une souffrance intérieure qui doit être consolée. Dieu souffre de la décision qu’il a prise, elle lui paraît intolérable. Si l’on scrute les termes en profondeur, on comprend qu’il n’est pas question pour Dieu de faire évoluer les règles de sa Justice. C’est au contraire parce qu’il est juste, que sa justice est éternelle et éternellement la même que Dieu se repent, que Dieu souffre du mal qu’il avait pensé faire à l’homme, en voyant la transformation de son attitude. Rien de subjectif en cela ! Plutôt une espèce d’objectivité infinie, qui tient toujours compte du bien plus que du mal et qui ne se résout au mal, qui ne porte sa condamnation que lorsque le bien est impossible. On peut dire aussi en un autre sens que cette souffrance que Dieu éprouve accomplit sa justice. Dieu ne supprime pas sa condamnation, Il a condamné le mal que l’homme a fait et cette condamnation demeure, comme demeure la Justice de Dieu. Ne voyons donc pas la Miséricorde de Dieu comme celle d’une sorte de papa gâteau, qui ne serait rien d’autre qu’un papa gâteux. Mais Dieu souffre, Dieu est infiniment proche de tout bien accompli du fond de soi-même par l’homme. Lorsque jésus nous dit : Dieu seul est bon, n’est-ce pas cela aussi qu’Il veut nous faire comprendre, cette solidarité absolue dans le Bien entre Dieu, qui est le Bien et l’homme qui parfois fait le bien. Si l’homme est capable de faire le Bien et de changer de voie, alors Dieu souffre et Il console. N’est-ce pas l’image que nous a donné Jésus Christ lui-même en sa Passion ? Cette souffrance que le Moi divin prend sur lui en Jésus Christ accomplit toute justice , accomplit la condamnation de Dieu qui ne change pas et permet à l’homme d’obtenir un délai et de prendre un autre chemin. Comme les Ninivites. Dieu se repent si l’homme se repent, Dieu souffre et console si l’homme change de voie. Telle est la miséricorde de Dieu, non pas une manière de sacrifier sa Justice, mais un amour immense, dans lequel la Justice de Dieu s’applique en quelque sorte à Lui-même – en Jésus Christ, l’homme doué d’un Moi divin et qui souffre à la place des hommes. Un amour immense, qui n’efface pas l’iniquité de l’homme mais lui donne une réelle une totale deuxième chance, pour obtenir son pardon par son repentir, par son changement de voie. Une fois de plus, on ne comprend vraiment le Livre de Jonas qu’à la lumière du Nouveau Testament.

Il ne sert à rien d’imaginer un changement en Dieu. Ce serait en effet un anthropomorphisme ridicule, les philosophes ont raison. Mais Dieu a une volonté d’amour qui tient compte du moindre Bien accompli, qui se reconnaît, lui l’auteur de tout bien, dans le plus petit élan vers le bien. Si c’est un élan sincère. Si c’est un élan qui se repent du mal accompli, qui ne prend pas occasion de la Miséricorde de Dieu pour tenter de tromper Dieu en appelant le mal bien et – pourquoi pas tant qu’à tromper – pour nommer le bien : un mal.

Jonas comprend bien tout cela. Une fois de plus il l’exprime. Il prophétise la miséricorde de Dieu en l’exprimant avec force, en parlant de sa tendresse. Il révèle la miséricorde de Dieu avec beaucoup plus de force que bien d’autres prophètes. Mais cette lucidité, loin de le convaincre lui-même, lui fait horreur. Elle lui fait horreur, par tout ce qu’elle lui découvre du dessein de Dieu. Je pense à quelqu’un avec lequel j’ai beaucoup parlé, François Brigneau, journaliste parmi les plus doués de sa génération, qui a collaboré à Minute pendant des années. Il a un peu la même réaction que Jonas. Dans une petite nouvelle qu’il a publié dans ses Derniers Cahiers, il réécrit de manière parodique le conte d’Alphonse Daudet le Curé de Cucugnan. Il imagine donc que le Curé entreprend un voyage en car (pèlerinage, visite guidée et loisir organisé tout  la fois). Le Curé de Cucugnan, dans la fable de Brigneau est un Curé type années Soixante. Il aurait pu ouvrir un patronage et créer une équipe de football. Il se contente de donner dans les voyages organisés. Mais voilà que le car a un accident. Il tombe dans un ravin. Et le Curé, qui est mort sur le coup avec tous les passagers, assiste au jugement de ses paroissiens. Il trouve décidément Dieu trop bon. Lui il les connaît ses paroissiens. Il veut bien organiser pour eux des voyages, mais il sait que le Bon Dieu, ils n’en sont pas dignes : le meunier est un voleur qui met de la sciure dans sa farine, la boulangère est une allumeuse, qui a berné son imbécile de mari etc. Tout se sait dans un village. Dieu ne peut pas berner un bon Curé comme nottre Cucugnannais. Et pourtant si ! Tous ces gens, surprise, le bon Dieu, lui, les regarde sous leur aspect lumineux. Le curé de Cucugnan décide qu’il y a vraiment là de quoi en perdre la foi… Et il se détourne de Dieu !

Il ressemble à Jonas : « C’est pour cela que je suis parti à Tarsis ! »n’hésite pas à déclarer notre prophète, c’est à cause de cette miséricorde que je ne peux pas supporter. Si encore je devais simplement annoncer aux Ninivites leur châtiment… Ce sont des païens, c’est déjà être trop bon avec eux que de leur parler. Mais au moins n’aurais-je pas démérité à mes propres yeux. Annoncer aux païens leur ruine, c’est leur redire tout ce que les Prophètes passent leur temps à prophétiser. C’est dans l’ordre des choses ! Mais si c’est pour leur donner une occasion d’échapper à la Justice de Dieu… Moi Jonas, j’ai considéré que votre Miséricorde était une mauvaise action ! C’est pour cela que je n’ai accompli ma charge de prophète que contraint et forcé. Désormais je n’aspire qu’à une chose, c’est à mourir. Ma vision du monde n’est pas celle de Dieu, je n’ai plus qu’à attendre la mort.

Voyez l’endurcissement du cœur, même chez un bon, même chez quelqu’un que l’on doit bien catalogué parmi les bons comme Jonas. Voyez la violence du péché, voyez la puissance de la révolte. Face à la Miséricorde qui caractérise cette Personne au cœur infiniment sensible au moindre bien véritable qu’est Dieu, il y a toutes les fausses idées de la Justice que nous pouvons nous faire et auquel nous tenons, comme Jonas, plus qu’à notre propre vie. C’était déjà le péché des Pharisiens. Prenons garde que cela ne devienne pas le nôtre.

Jonas joint donc le geste à la parole et il se retire sur un Aventin à quelque distance de Ninive. Il s’était peut-être dit qu’il allait assister au spectacle de la Justice de Dieu s’attaquant enfin aux impies. Il s’installe donc commodément et le temps passe donnant corps au soupçon qui a dû le traverser lorsqu’il a vu comment les Ninivites accueillaient sa prédication. Bientôt ce soupçon qu’il entretient contre Dieu devient une certitude. Et il s’écrie : «  Prends donc ma vie, car mieux vaut pour moi mourir que vivre ». Cri déchirant de quelqu’un qui se sent trahi dans ses idéaux les plus grands par tout ce qu’il y a de plus grand : Dieu. On peut imaginer que ce fut le cri de colère que poussa Judas et la raison pour laquelle il trahit le Christ. Il avait un idéal : la délivrance de la Judée. Et il doit constater que le Christ ne pense pas comme lui. Au lieu de mettre en cause ce qu’il pense, il trahit son Maître pour trente denier : le salaire d’un journalier pendant un mois. Une petite somme ! Son crime n’était pas crapuleux mais passionnel. Etait-il plus noble pour autant ? « Il eût mieux valu pour cet homme qu’il ne fût pas né » déclara Jésus. Judas nous montre comment dans le péché, une simple déception initiale se transforme en révolte et la révolte en meurtre et en sang. Jonas, lui, c’est son sang qu’il veut voir couler, car sa fureur s’est tourné contre lui-même, mais la volonté homicide est la même. Oui, profondément elle est de même nature que celle de Judas. Malheur à l’homme qui tient à son idéal plus qu’à Dieu même. Malheur à l’homme qui tient à sa Justice qui tient à ce que l’on reconnaisse sa justice plus que la grâce de Dieu.

La morale enduit l’âme contre la grâce disait Péguy. Les mésaventures de Jonas illustrent bien cette formule choc. Les véritables valeurs morales ne sont pas des créations de l’individu, construisant sa vision du monde selon le milieu dont il est issu et la culture qui l’a imprégné. Les réussites de l’homme peuvent même parfois lui boucher les yeux, lui fermer les oreilles, l’empêcher de comprendre quelle est la volonté de Dieu sur lui, quel est son bien véritable et comment il doit l’accomplir.

(suite)

 

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