Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Jonas ou le chemin du baptisé - Sixième dimanche de Carême – 16 mars 2008

(partie précédente)

Il faut que nous ayons un regard infiniment sensible au bien, un regard d’une objectivité absolue si nous ne voulons pas nous écarter de ce que Dieu voit et de ce que Dieu veut. « Dieu seul est bon ». Dieu seul est la mesure de la bonté. Ce que nous croyons bon ne correspond peut-être trop souvent qu’à un jeu d’apparence ou de masque. La seule question à nous poser est : qu’est-ce que Dieu attend, qu’est-ce que cette personne infiniment aimante qui est Dieu attend de nous ? « Pour moi, le bien, c’est d’adhérer, c’est de coller à Dieu » comme dit le Psalmiste. Le Bien n’est jamais une abstraction, c’est l’expression de cette relation personnelle entre Dieu et sa créature, qui manifeste tout l ‘enjeu de l’Acte créateur. Rien à voir avec des règles de savoir vivre ou un code de conduite sociale ! Saint Paul a montré les limites de la Loi : « L’accomplissement du précepte, explique-t-il, sa plénitude, c’est la charité ». La relation de Jonas avec cette personne infiniment bonne qui est Dieu doit être une relation de charité. Mais Jonas est resté sous l’empire de la loi, comme dirait saint Paul. Il ne peut pas comprendre la bonté de Dieu pour des gens qui n’appartiennent pas à la Loi. Dieu va tenter de lui faire comprendre cela dans une sorte de parabole vivante.

Au-dessus de la cabane de fortune que Jonas s’est construite pour se protéger du soleil, Dieu fait pousser un kikajon. Je préfère parler de kikajon, parce que ce mot que l’on trouve traduit de diverses manières (le lierre, le ricin etc.) n’est pas un mot hébreu connu. Les spécialistes tentent d’identifier à quelle plante il pourrait bien renvoyer. Autant reconnaître que cette plante, on ne l’a pas identifiée avec certitude et l’on n’a aucun moyen d’y parvenir. Alors, abstenons-nous de traduire. Cette plante mystérieuse, c’est le kikajon !

On a du mal à mesurer combien, dans ces pays de soleil, l’ombre est recherchée. Dans le canon de la messe latine, l’ombre est une image du paradis de sa lumière et de sa paix : in loco refrigerii, lucis et pacis. Dieu procure ainsi de l’ombre à Jonas. Quant à Jonas, il a l’air de trouver cela tout à fait normal, ce petit ménagement, cette gentillesse que Dieu fait à son prophète. Il en profite pour mieux s’évader dans le sommeil. Il ne revient à lui que lorsque le végétal meurt. Lorsque l’ombre que lui procurait le kikajon lui est retirée, Jonas se révolte avec rage : « A la pointe de l’aube, le lendemain, Dieu fit qu’il y ait un ver qui piqua le kikajon, celui-ci sécha. Puis, quand le soleil se leva, Dieu fit qu’il y eut un vent d’est brûlant ; le soleil darda ses rayons sur la tête de Jonas qui fut accablé et demanda la mort ».

« Dieu fit ». Sa Providence ne s’exerce pas seulement dans les lois générales qui constituent l’ordre du monde, ainsi que l’imaginent les philosophes, jusqu’à Malebranche. Dieu gouverne les plus petites choses. Si l’on peut parler d’aventure chrétienne, c’est bien parce que la Providence divine s’applique au moindre événement. Même le plus insignifiant en apparence relève de Dieu. Le Christ va jusqu’à nous dire dans l’Evangile que « les cheveux de notre tête sont tous comptés » (Luc XII). Formule imagée, particulièrement sensible à ceux qui comme moi, en sont à compter leurs cheveux !

On peut l’interpréter en métaphysique et insister sur le fait que tout ce qui est, est de Dieu, en tant qu’il est. Fénelon dira que Dieu est l’être universel. J’ai insisté tout à l’heure sur l’idée que Dieu a un cœur. Mais du coup, dans le vertige que procure la contemplation de la causalité divine, il faut dire aussi ce que d’ailleurs nous savons sans doute déjà d’instinct mais que nous n’osons pas toujours nous avouer : que le monde à un cœur et que ce cœur, c’est cet infracassable noyau de l’être dans lequel c’est Dieu même qui se donne, Dieu être universellement participé, qui n’est aucune essence mais que toute réalité épouse pour accéder à l’existence.

Le kikajon, l’ombre agréable du kikajon est pour Jonas l’expression du cœur de Dieu, un cœur qui en dépit de tout reste attentif au bien être de son prophète. Isaïe remarquait déjà qu’il y a quelque chose de maternel dans le cœur de Dieu : « Comme celui que sa mère console, moi aussi je vous consolerai. A Jérusalem vous serez consolés » dit le Seigneur (Is. LXVI, 13). Jonas n’a pas voulu rester à Jérusalem, il a préféré Tarsis pour tenter de s’éloigner de Dieu. Mais souvenez-vous : Dieu l’a ramené à lui, en envoyant une tempête, qui a empêché le navire où il avait pris place de s’éloigner du rivage. Dieu a ramené son serviteur du séjour des morts et du ventre du Poisson où il est resté pourtant trois jours et trois nuits, offrant ainsi en lui comme une préfiguration du Christ. Et aujourd’hui encore, malgré les récriminations persistantes de son prophète, il lui donne de l’ombre. Dieu ne se décourage pas. Il ne retire pas ses faveurs et tente de capter les cœurs bien nés, en rendant sans cesse le bien pour le mal, comme il nous commande de le faire nous-mêmes. A propos de certains, on peut même dire que Dieu semble les « prendre sur ses genoux », comme le voyait Isaïe. Ils sont chouchoutés de manière particulière. Raison de plus pour eux de ne pas jouer avec sa miséricorde. Dieu nous demande de produire du fruit, et c’est toujours en proportion de ce que nous avons reçu de Lui.

Dans ce livre, on ne sait pas ce qu’il advient de Jonas. Le Prophète Elie, avant lui, avait voulu mourir, déconcerté par la conduite de Dieu, et Dieu l’avait nourri pour lui permettre d’arriver au sommet de la montagne, où il l’attendait, souvenez-vous, « dans une brise légère ». L’ombre du kikajon est-elle, pour Jonas, l’équivalent de cette brise légère qui réconcilie le grand Elie avec l’existence et lui donne la force de continuer son ministère ? La question ici reste en suspens, comme notre liberté laisse souvent en suspens les offres que Dieu nous fait. Ce qui est sûr, c’est que Jonas n’identifie pas immédiatement cette présence de Dieu comme le fit Elie naguère. Il ne se rend compte de quelque chose que lorsque Dieu lui enlève cette fraicheur dont il a joui inopinément toute une journée. A cet égard, il nous ressemble, nous qui avons besoin souvent que Dieu nous retire ses dons pour nous tourner vers lui.

Mais la leçon que Dieu administre à Jonas est plus générale encore. « Toi, tu as de la peine pour ce kikajon, qui ne t’a coûté aucun travail, qui a poussé en une nuit et en une nuit a péri. Et moi je ne serai pas en peine pour Ninive la grande ville, où il y a plus de 120 000 êtres humains qui ne connaissent pas leur droite et leur gauche, ainsi qu’une foule d’animaux ». La Providence de Dieu ne s’exerce pas seulement sur les prophètes ou sur tels autres de ses chouchous. Elle est universelle. Elle s’étend sur tous les hommes, d’autant plus qu’ils sont égarés et « ne connaissent pas leur droite et leur gauche ».

Certains ont voulu voir, dans cette expression imagée une manière de parler des enfants, parce que ce sont les enfants qui ne connaissent pas leur droite et leur gauche. Mais le texte nous parle d’êtres humains en général. Il s’agit bien sûr de tous ces hommes qui cherchent Dieu, nous l’avons vu, comme à tâtons, en se demandant simplement : « Qui sait si… ? ». Il s’agit de tous ces hommes métaphysiquement égarés et qui ne reconnaissent pas leur droite de leur gauche, lorsqu’il leur faut se tracer un chemin dans l’existence. Dieu s’occupe de chacun. Que nous le sachions, que nous voulions l’oublier ou que nous ne le soupçonnions même pas, nous sommes aimés de Dieu. C’est le message ultime du Livre de Jonas, comme si Dieu utilisait l’ingratitude de son prophète pour s’adresser, par delà ce personnage encombrant, à tous et à chacun. Sa Providence, nous l’avons vu la dernière fois, n’excepte pas les animaux, qu’il n’a pas pu créer pour la mort. Alors les hommes, même s’ils sont perdus, surtout s’ils sont perdus, c’est à tous que Dieu s’adresse. Le Christ dira, dans le Nouveau Testament, comme pour répondre à la question que Yahvé laisse ici en suspens : « Le Fils de l’Homme est venu pour chercher et pour sauver ce qui était perdu ». Pas seulement les élus. Pas seulement les saints. Pas seulement ceux qui sont acquis à sa Justice. Mais tous ceux qu’ambitionne sa Miséricorde. Son coeur est proche de ceux qui ignorent leur droite et leur gauche.

A un moment ou à un autre, dans la vie, n’en doutons pas, une lumière se manifeste, un signe est donné. Le bon Pasteur est là aussi pour les brebis égarées. « Il y a plus de joie au Ciel pour un pécheur qui fait pénitence que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de pénitence ».

[FIN]

 

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