Il
faut que nous ayons un regard infiniment sensible au bien, un regard d’une
objectivité absolue si nous ne voulons pas nous écarter de ce que Dieu voit
et de ce que Dieu veut. « Dieu seul est bon ». Dieu seul est la
mesure de la bonté. Ce que nous croyons bon ne correspond peut-être trop
souvent qu’à un jeu d’apparence ou de masque. La seule question à nous
poser est : qu’est-ce que Dieu attend, qu’est-ce que cette personne
infiniment aimante qui est Dieu attend de nous ? « Pour moi, le
bien, c’est d’adhérer, c’est de coller à Dieu » comme dit le
Psalmiste. Le Bien n’est jamais une abstraction, c’est l’expression de
cette relation personnelle entre Dieu et sa créature, qui manifeste tout
l ‘enjeu de l’Acte créateur. Rien à voir avec des règles de savoir
vivre ou un code de conduite sociale ! Saint Paul a montré les limites
de la Loi : « L’accomplissement du précepte, explique-t-il, sa
plénitude, c’est la charité ». La relation de Jonas avec cette
personne infiniment bonne qui est Dieu doit être une relation de charité.
Mais Jonas est resté sous l’empire de la loi, comme dirait saint Paul. Il
ne peut pas comprendre la bonté de Dieu pour des gens qui n’appartiennent
pas à la Loi. Dieu va tenter de lui faire comprendre cela dans une sorte de
parabole vivante.
Au-dessus
de la cabane de fortune que Jonas s’est construite pour se protéger du
soleil, Dieu fait pousser un kikajon. Je préfère parler de kikajon, parce
que ce mot que l’on trouve traduit de diverses manières (le lierre, le
ricin etc.) n’est pas un mot hébreu connu. Les spécialistes tentent d’identifier
à quelle plante il pourrait bien renvoyer. Autant reconnaître que cette
plante, on ne l’a pas identifiée avec certitude et l’on n’a aucun moyen
d’y parvenir. Alors, abstenons-nous de traduire. Cette plante mystérieuse,
c’est le kikajon !
On
a du mal à mesurer combien, dans ces pays de soleil, l’ombre est
recherchée. Dans le canon de la messe latine, l’ombre est une image du
paradis de sa lumière et de sa paix : in loco refrigerii, lucis et
pacis. Dieu procure ainsi de l’ombre à Jonas. Quant à Jonas, il a l’air
de trouver cela tout à fait normal, ce petit ménagement, cette gentillesse
que Dieu fait à son prophète. Il en profite pour mieux s’évader dans le
sommeil. Il ne revient à lui que lorsque le végétal meurt. Lorsque l’ombre
que lui procurait le kikajon lui est retirée, Jonas se révolte avec
rage : « A la pointe de l’aube, le lendemain, Dieu fit qu’il y
ait un ver qui piqua le kikajon, celui-ci sécha. Puis, quand le soleil se
leva, Dieu fit qu’il y eut un vent d’est brûlant ; le soleil darda
ses rayons sur la tête de Jonas qui fut accablé et demanda la mort ».
« Dieu
fit ». Sa Providence ne s’exerce pas seulement dans les lois
générales qui constituent l’ordre du monde, ainsi que l’imaginent les
philosophes, jusqu’à Malebranche. Dieu gouverne les plus petites choses. Si
l’on peut parler d’aventure chrétienne, c’est bien parce que la
Providence divine s’applique au moindre événement. Même le plus
insignifiant en apparence relève de Dieu. Le Christ va jusqu’à nous dire
dans l’Evangile que « les cheveux de notre tête sont tous
comptés » (Luc XII). Formule imagée, particulièrement sensible à
ceux qui comme moi, en sont à compter leurs cheveux !
On
peut l’interpréter en métaphysique et insister sur le fait que tout ce qui
est, est de Dieu, en tant qu’il est. Fénelon dira que Dieu est l’être
universel. J’ai insisté tout à l’heure sur l’idée que Dieu a un cœur.
Mais du coup, dans le vertige que procure la contemplation de la causalité
divine, il faut dire aussi ce que d’ailleurs nous savons sans doute déjà d’instinct
mais que nous n’osons pas toujours nous avouer : que le monde à un cœur
et que ce cœur, c’est cet infracassable noyau de l’être dans lequel c’est
Dieu même qui se donne, Dieu être universellement participé, qui n’est
aucune essence mais que toute réalité épouse pour accéder à l’existence.
Le
kikajon, l’ombre agréable du kikajon est pour Jonas l’expression du cœur
de Dieu, un cœur qui en dépit de tout reste attentif au bien être de son
prophète. Isaïe remarquait déjà qu’il y a quelque chose de maternel dans
le cœur de Dieu : « Comme celui que sa mère console, moi aussi je
vous consolerai. A Jérusalem vous serez consolés » dit le Seigneur (Is.
LXVI, 13). Jonas n’a pas voulu rester à Jérusalem, il a préféré Tarsis
pour tenter de s’éloigner de Dieu. Mais souvenez-vous : Dieu l’a
ramené à lui, en envoyant une tempête, qui a empêché le navire où il
avait pris place de s’éloigner du rivage. Dieu a ramené son serviteur du
séjour des morts et du ventre du Poisson où il est resté pourtant trois
jours et trois nuits, offrant ainsi en lui comme une préfiguration du Christ.
Et aujourd’hui encore, malgré les récriminations persistantes de son
prophète, il lui donne de l’ombre. Dieu ne se décourage pas. Il ne retire
pas ses faveurs et tente de capter les cœurs bien nés, en rendant sans cesse
le bien pour le mal, comme il nous commande de le faire nous-mêmes. A propos
de certains, on peut même dire que Dieu semble les « prendre sur
ses genoux », comme le voyait Isaïe. Ils sont chouchoutés de manière
particulière. Raison de plus pour eux de ne pas jouer avec sa miséricorde.
Dieu nous demande de produire du fruit, et c’est toujours en proportion de
ce que nous avons reçu de Lui.
Dans
ce livre, on ne sait pas ce qu’il advient de Jonas. Le Prophète Elie, avant
lui, avait voulu mourir, déconcerté par la conduite de Dieu, et Dieu l’avait
nourri pour lui permettre d’arriver au sommet de la montagne, où il l’attendait,
souvenez-vous, « dans une brise légère ». L’ombre du
kikajon est-elle, pour Jonas, l’équivalent de cette brise légère qui
réconcilie le grand Elie avec l’existence et lui donne la force de
continuer son ministère ? La question ici reste en suspens, comme notre
liberté laisse souvent en suspens les offres que Dieu nous fait. Ce qui est
sûr, c’est que Jonas n’identifie pas immédiatement cette présence de
Dieu comme le fit Elie naguère. Il ne se rend compte de quelque chose que
lorsque Dieu lui enlève cette fraicheur dont il a joui inopinément toute une
journée. A cet égard, il nous ressemble, nous qui avons besoin souvent que
Dieu nous retire ses dons pour nous tourner vers lui.
Mais
la leçon que Dieu administre à Jonas est plus générale encore.
« Toi, tu as de la peine pour ce kikajon, qui ne t’a coûté aucun
travail, qui a poussé en une nuit et en une nuit a péri. Et moi je ne serai
pas en peine pour Ninive la grande ville, où il y a plus de 120 000 êtres
humains qui ne connaissent pas leur droite et leur gauche, ainsi qu’une
foule d’animaux ». La Providence de Dieu ne s’exerce pas seulement
sur les prophètes ou sur tels autres de ses chouchous. Elle est universelle.
Elle s’étend sur tous les hommes, d’autant plus qu’ils sont égarés et
« ne connaissent pas leur droite et leur gauche ».
Certains
ont voulu voir, dans cette expression imagée une manière de parler des
enfants, parce que ce sont les enfants qui ne connaissent pas leur droite et
leur gauche. Mais le texte nous parle d’êtres humains en général. Il s’agit
bien sûr de tous ces hommes qui cherchent Dieu, nous l’avons vu, comme à
tâtons, en se demandant simplement : « Qui sait si… ? ».
Il s’agit de tous ces hommes métaphysiquement égarés et qui ne
reconnaissent pas leur droite de leur gauche, lorsqu’il leur faut se tracer
un chemin dans l’existence. Dieu s’occupe de chacun. Que nous le sachions,
que nous voulions l’oublier ou que nous ne le soupçonnions même pas, nous
sommes aimés de Dieu. C’est le message ultime du Livre de Jonas, comme si
Dieu utilisait l’ingratitude de son prophète pour s’adresser, par delà
ce personnage encombrant, à tous et à chacun. Sa Providence, nous l’avons
vu la dernière fois, n’excepte pas les animaux, qu’il n’a pas pu créer
pour la mort. Alors les hommes, même s’ils sont perdus, surtout s’ils
sont perdus, c’est à tous que Dieu s’adresse. Le Christ dira, dans le
Nouveau Testament, comme pour répondre à la question que Yahvé laisse ici
en suspens : « Le Fils de l’Homme est venu pour chercher et pour
sauver ce qui était perdu ». Pas seulement les élus. Pas seulement les
saints. Pas seulement ceux qui sont acquis à sa Justice. Mais tous ceux qu’ambitionne
sa Miséricorde. Son coeur est proche de ceux qui ignorent leur droite et leur
gauche.
A
un moment ou à un autre, dans la vie, n’en doutons pas, une lumière se
manifeste, un signe est donné. Le bon Pasteur est là aussi pour les brebis
égarées. « Il y a plus de joie au Ciel pour un pécheur qui fait
pénitence que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de pénitence ».