Il
nous reste un chapitre, le chapitre 4, qui n’est pas le moins étonnant,
parmi les aventures de Jonas. Jonas s’est acquitté de son ministère. Il a
prêché. Court mais bon. Court mais fort. Court mais efficace : encore
quarante jours et Ninive sera détruite. Sa prédication a eu un premier effet
d’émotion, auquel il ne s’attendait pas du tout. Depuis le roi de Ninive
jusqu’aux animaux, ils font tous pénitence. On ne dira jamais assez l’utilité
de la pénitence pour capter le cœur de Dieu ! Car il est bon que l’on
sache que Dieu a un cœur ! Jonas le pressentait. Dans l’Ancien
Testament déjà, on peut le pressentir. Ne dit-on pas que en David, malgré
tous ces défauts, David qui n’hésite pas à faire tuer son général Urie
pour récupérer sa femme Bethsabée et l’ajouter à son harem, mais aussi
David qui danse et qui chante pour Dieu, David le poète, David qui n’hésite
pas à risquer sa vie, David qui aime ses enfants d’un amour charnel, même
lorsqu’ils le trahissent, en David, malgré ses faiblesse et à cause de sa
bonté, Dieu a trouvé « un homme selon son cœur ». L’indication,
donnée comme en passant dans le Livre des Rois, est d’une importance
capitale : s’il est vrai que « la personne est ce qu’il y a de
plus parfait dans tout l’Univers » comme dit saint Thomas d’Aquin
dans sa Somme théologique, alors il est vrai que Dieu a un cœur. C’est la
dernière révélation du Livre de Jonas.
Elle
a toujours beaucoup embarrassé les exégètes, parce que les exégètes sont
des théologiens et que les théologiens sont des gens logiques, des gens que
l’on a du mal à faire changer d’avis. Quand on a un cœur, on peut
toujours changer d’avis. Quant on a un cœur, on ne se contente pas de ce
que l’intelligence nous inspire.
Attention,
je ne dis pas que quand on a un cœur, on est forcément sentimental !
Les sentiments sont souvent comme une espèce de gelée qui se forme à la
surface de nous-mêmes et qui nous empêche de saisir la réalité des choses,
qui nous interdit de voir et de sentir les êtres comme ils sont. Il y a d’innombrables
exemples dans la Littérature, je n’ai pas besoin de développer ce point.
Je pense à certains livres de Balzac comme La Duchesse de Langeais ou comme
Honorine, qui marque bien combien cette purée de pois que l’on appelle
sentiments ou que l’on appelle passion est nocive. Au lieu d’aimer quelqu’un,
avec la beauté mais aussi toutes les difficultés que cela comporte, on aime
aimer, on aime se sentir aimer, on aime vivre l’amour. Dans la Duchesse de
Langeais, par exemple, le héros aime une coquette, qui affiche partout un cœur
à prendre. Illusion et jeu de l’amour ! Si elle le décrète à
prendre, ce cœur, c’est pour mieux le garder : le garder pour elle et
pour elle seule. Hélas, au bout de quelques mois à jouer l’ingénue
effarouchée, la coquette s’est laissé… prendre au jeu. Elle est prise,
elle est éprise. Son soupirant, éconduit avec une sorte de sadisme raffiné
par la belle au cœur de pierre, ne veut plus entendre parler de celle qu’il
courtisait hier si assidûment. Il ne pense qu’à sa vengeance. L’un et l’autre
n’ont su aimer qu’un sentiment, qui leur était désespérément
personnel. Ils ne se sont jamais rejoints. La fin est tragique : la
duchesse devient carmélite. Elle est défigurée… par celui qu’elle aime.
Ces
sentiments, mis en scène par Balzac, sont ardents, sont puissants. Ils
restent honorables. Que dire des « sentiments », que l’on
exhibe, comme s’il s’agissait de papiers d’identité, qu’il faut
toujours garder sur soi, au cas où… Sentiments soi-disant amoureux qui
devrait tout excuser, sentimentalisme humanitaire etc.
Dieu
n’est pas sentimental, ni en ce dernier sens, parce qu’Il ne nous trompe
pas, ni au premier sens, parce qu’il ne saurait se laisser tromper. Comme
nous le disons dans l’Acte de foi : Il ne peut ni se tromper ni nous
tromper.
Mais
Dieu peut changer d’avis nous explique le Livre de Jonas : « Dieu vit
ce que faisaient les Ninivites pour se détourner de leur conduite mauvaise.
Aussi Dieu se repentit du mal dont il les avait menacé, il ne le réalisa
pas ».
Suffit-il
de dire que le Dieu dont nous parlons n’est pas le Dieu des philosophes et
des savants, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob pour comprendre
que Dieu puisse ainsi « se repentir » et changer d’avis ? C’est
l’argument qui paraît le plus facile. Il conduit au choix à disqualifier
les philosophes lorsqu’ils disent que Dieu est immuable, ou bien à
considérer que la Bible est tissée de belles métaphores poétiques, en
particulier toutes celles qui s’appliquent à Dieu même, mais qu’elle ne
nous apprend rien sur l’Essentiel, rien sur l’Eternel, et qu’il faut des
philosophes et des savants pour cela ! On a tout à perdre à cette
paresse du double discours, qui faisait dire à Averroès, le célèbre
philosophe musulman et cadi de la ville de Cordoue, qu’il existe une
vérité pour le peuple et une vérité pour l’élite. Je sais que cette
théorie de la double vérité se vérifie de plus en plus souvent en
politique (une vérité pour la super-élite mondialisée, une vérité pour
les populations gorgées de la bonne nouvelle médiatique et de son très
sucré consensus). Il ne faudrait pas que cette double vérité soit vraie
aussi en matière religieuse ! Ce qui caractérise la sagesse de saint
Thomas d’Aquin par exemple, c’est le refus de cette double vérité. Dans
l’un des quelques sermon de lui qui nous soient parvenus, le sermon dit de
la Vetula, il nous explique qu’une vieille femme inculte, qui ne sait ni
lire ni écrire, en sait plus sur Dieu et sur le destin de l’homme grâce à
la foi, par la foi, que tous les sages et les savants s’ils restent
éloignés de ce savoir nouveau que nous tenons d’une révélation divine.
Comment
comprendre que Dieu a changé d’avis. Avec toute sa mauvaise humeur de
prédicateur successfull et qui ne croyait pas à son succès, qui ne le
voulait pas, Jonas nous met sur la voie : « Ah Yahvé, dit-il, n’est-ce
point là ce que je disais lorsque j’étais encore dans mon pays ? C’est
pourquoi je m’étais d’abord enfui à Tarsis ; je savais en effet que
Tu es un Dieu de pitié et de tendresse, riche en grâces et te repentant du
mal… ». Une fois de plus, il s’agit de prendre Jonas au pied de la
lettre. Il parle de la tendresse de Dieu, il ne s’agit pas de disqualifier
son message, en prétendant qu’il s’agit d’un banal
anthropomorphisme. Ce qu’il nous révèle ? C’est que la
volonté de Dieu est une volonté d’amour.
Prendre
Jonas au sens littéral. Mais attention, pour cela, il ne faut pas confondre
les deux verbes hébreux qui désignent la repentance. Il y a le verbe XXX,
qui exprime un changement d’attitude, un changement de voie, qui, en
définitive est une conversion de l’être même. Telle est la repentance des
Ninivites. Pour l’homme se repentir signifie changer. On ne peut pas
prétendre se repentir, si l’on ne change pas en profondeur. C’est à la
fois très grand et simplement humain : l’homme change, mais il ne peut
pas faire que ce qui a eu lieu nait pas eu lieu. Son repentir ne change pas
son péché passé, il change simplement son attitude à venir (ou alors il n’est
rien).