Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Jonas et les païens de Ninive - Cinquième dimanche de Carême –  mars 2008

(partie précédente)

Que faut-il faire pour faire pénitence ? Le tableau que brosse pour nous le Livre de Jonasde la pénitence des Ninivites est extraordinaire. Il peut nous donner des idées :

« Les Ninivites ordonnèrent un jeûne public et se couvrirent de sacs depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Cette nouvelle ayant été portée au roi de Ninive, il se leva de son trône, quitta ses habits royaux, se couvrit d’un sac et s’assit sur la cendre. Il fit crier partout et publier dans Ninive comme venant de la bouche de ses princes : Que les hommes les chevaux les bœufs et les brebis ne mangent rien, qu’on ne les mène point aux pâturages, et qu’ils ne boivent rien d’eau. Que les hommes et les bêtes soient couverts de sacs et qu’ils crient au Seigneur de toutes leurs forces. Que chacun se convertisse, qu’il quitte sa mauvaise voie et l’iniquité dont ses mains étaient souillées » (Jon. III, 5-8).

Il me semble que la pénitence, telle que la vivent les Ninivites, a deux dimensions : une dimension personnelle : que chacun quitte sa mauvaise voie, ses mauvaises habitudes, ses péchés d’habitude ! Et une dimension liturgique : ce que nous montre le livre de Jonas, ici, c’est une liturgie de la pénitence, liturgie collective, qui comprend même, nous verrons pourquoi tout à l’heure, les animaux, comme s’ils étaient solidaires des humains. Ces deux dimensions, nous les avons à portée de main : nous nous connaissons suffisamment nous-mêmes pour savoir avec quel péché il nous faut rompre. Quant à la liturgie, nous avons mieux que les sacs sur la tête. Nous avons gardé les cendres, en ce mercredi qui initie le carême ; mais nous avons surtout, à travers la splendide semaine sainte, l’image de Jésus Christ, souffrant pour toute l’humanité, peinant pour elle et cherchant un Simon de Cyrène en chaque chrétien, pour le soulager.

Mais avant tout, il faut que cette pénitence soit animée par la foi. Il y a une petite phrase que j’ai laissé de côté dans le récit de Jonas. Elle explique tout : « Les Ninivites crurent dans la Parole de Dieu » traduit lemaistre de Sacy. La parole de Dieu, c’est celle de son prophète, qui ne se doute pas de la force de cette parole. « Ils crurent en Dieu » (III, 7) note sobrement la Bible de Jérusalem d’après la Massore. Il me semble que ce qu’indique le texte, c’est qu’il ne suffit pas de « croire en Dieu » et que pour être sauvé, c’est « en une parole de Dieu » qu’il faut croire, parole qui est indivisiblement et mystérieusement celle de Dieu et celle de Jonas. Dieu a prêté sa parole à Jonas. Mais il a attendu que Jonas soit capable de cette mission, pour mettre les Ninivites devant leur responsabilité. On a l’impression que la faute de Ninive n’est consacrée, en quelque sorte, que parce qu’il y a un prophète pour la lui révéler. « Lève-toi, va à Ninive et annonce-leur ce que je te dirai ». Dieu a besoin de son prophète, pour que soit manifestée la foi des Ninivites, foi en dehors de laquelle, comme le note saint Paul aux Hébreux « il est impossible de plaire à Dieu ». Dans le texte de saint Paul aux Corinthiens, que nous lisions tout à l’heure, on retrouve cette nécessité de la foi : « Personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été posé, qui est Jésus-Christ ». Sans ce fondement, sans cette fondation, pas d’édifice, pas d’œuvre, pas de vie éternelle. Sans ce fondement pas d’espérance, car, nous le verrons la prochaine fois, c’est bien l’espérance qui soulève le cœur des ninivites et les entraîne à la pénitence, une espérance modeste, une espérance humble, la plus ténue et la plus forte tout à la fois :  « Qui sait si » disent entre eux les Ninivites. « Qui sait si Dieu ne se retournera point vers nous, pour nous pardonner ! ».

Voilà la foi des Ninivites : ce n’est pas la foi en Dieu telle que le peuple de Dieu peut la formuler. Jonas, le prophète, les réveille sans rien leur annoncer d’autre que des catastrophes. Il aurait pu développer d’avantage sa prédication, nous verrons la prochaine fois que s’il ne le fait pas, c’est qu’il est fermement décidé à en faire le moins possible. Mais cette paresse du prophète (ô ironie divine) profite à ceux qui l’entendent. Dès lors, les Ninivites ne se demandent qu’une chose : « Dieu peut-il changer ? le décret de dieu peut-il changer ? l’horreur de la mort peut-elle encore s’éloigner de nous ? »

Tout à l’heure, il a été souligné justement que l’universalisme de Jonas s’étend au-delà des frontières visibles du peuple de Dieu, au-delà de Sion, que ce soit l’ancienne ou la nouvelle, au-delà de la chrétienté dont Sion est la capitale, au-delà même de la Loi qui vient de Sion, loi ancienne ou loi nouvelle. C’est en cela que le livre de Jonas est si proche de nous : il est proche de nous tous. Il n’exclut personne : « Qui sait si » ? Cette simple question des Ninivites leur a suffi pour faire pénitence. Yahvé, ce Dieu qu’ils ne connaissaient pas, les a exaucé dans leur ignorance même. Il s’est contenté de cette question : Qui sait si…

Je vous ai dit que le livre de Jonas concerne tout le monde. Il concerne aussi les animaux, comme nous venons de l’entendre. Que vaut la pénitence des animaux, telle qu’elle nous a été décrite ici ? Uniquement l’intention de leurs maîtres bien sûr. Il n’est pas question de douer les animaux de conscience. Mais cette pénitence des animaux, auxquels on met un sac sur la tête, montre que les hommes et les bêtes sont solidaires, jusque dans le salut. A tous ceux qui se prennent pour des anges, il faut réapprendre cette solidarité qui est à la fois primordiale et ultime. Jacques Ellul, qui a écrit un Commentaire de Jonas auquel je dois beaucoup, explique cela merveilleusement :

« Dans sa condamnation, l’homme a entraîné les animaux. Ils sont irresponsables, mais ils sont liés à leurs rois, à leurs chefs déchus. Ils sont englobés dans la destruction qui menace (l’univers). L’homme déchu reste cependant le roi et le chef de la création ; il domine sur elle et lui fait suivre son propre chemin. Mais les animaux comptent aussi devant Dieu ; il ne les a pas créé pour l’abîme, il ne les néglige pas dans l’œuvre du salut. Et c’est aussi pour eux que la rédemption s’accomplit. L’homme sauvé entraîne à sa suite les animaux dont il est roi. Et devant Dieu, l’homme et les animaux sont considérés ensemble, sauvés ensemble »

En quoi consiste ce salut des animaux que le Livre de Jonas nous invite à considérer, à travers leur pénitence ? Alessandra di Rudini est une carmélite italienne qui vit dans la première moitié de ce siècle. Dans une autre vie elle a été la maîtresse de l’écrivain Gabriele d’Annunzio. Un jour, raconte André Ravier son biographe, elle a pris la peine de consoler une de ses jeunes novices, qui se désolait de la mort d’un oiseau apprivoisé par elle. Au lieu de se moquer d’elle, en lui citant par exemple le Molière de l’Ecole des femmes, accablant la jeune Agnès (« Le petit chat est mort »), notre Mère prieure, Alessandra di Rudini, a cité à sa novice, qui n’en avait sans doute jamais lu une ligne, le grand saint Thomas d’Aquin. Voici ce que l’Ange de l’Ecole explique en substance à propos du salut des animaux. Je ne fais que transcrire le passage souligné par la Mère carmélite à l’attention de sa novice : « Omnia opera Dei in aeternum perseverant, vel secundum se, vel in causis suis : sic enim et animalia et plantae remanebunt, manentibus caelestis corporibus ». Et la Mère de conclure, à l’attention de sa novice éplorée : « gardez ce texte, je vous en pris, c’est le plus précis que je connaisse, sur cette question qui m’a toujours intéressée » (A. Ravier, Op. cit. p. 191)

(suite)

 

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