Que
faut-il faire pour faire pénitence ? Le tableau que brosse pour nous le
Livre de Jonasde la pénitence des Ninivites est extraordinaire. Il peut nous
donner des idées :
« Les
Ninivites ordonnèrent un jeûne public et se couvrirent de sacs depuis le
plus grand jusqu’au plus petit. Cette nouvelle ayant été portée au roi de
Ninive, il se leva de son trône, quitta ses habits royaux, se couvrit d’un
sac et s’assit sur la cendre. Il fit crier partout et publier dans Ninive
comme venant de la bouche de ses princes : Que les hommes les chevaux les
bœufs et les brebis ne mangent rien, qu’on ne les mène point aux
pâturages, et qu’ils ne boivent rien d’eau. Que les hommes et les bêtes
soient couverts de sacs et qu’ils crient au Seigneur de toutes leurs forces.
Que chacun se convertisse, qu’il quitte sa mauvaise voie et l’iniquité
dont ses mains étaient souillées » (Jon. III, 5-8).
Il
me semble que la pénitence, telle que la vivent les Ninivites, a deux
dimensions : une dimension personnelle : que chacun quitte sa
mauvaise voie, ses mauvaises habitudes, ses péchés d’habitude ! Et
une dimension liturgique : ce que nous montre le livre de Jonas, ici, c’est
une liturgie de la pénitence, liturgie collective, qui comprend même, nous
verrons pourquoi tout à l’heure, les animaux, comme s’ils étaient
solidaires des humains. Ces deux dimensions, nous les avons à portée de
main : nous nous connaissons suffisamment nous-mêmes pour savoir avec
quel péché il nous faut rompre. Quant à la liturgie, nous avons mieux que
les sacs sur la tête. Nous avons gardé les cendres, en ce mercredi qui
initie le carême ; mais nous avons surtout, à travers la splendide
semaine sainte, l’image de Jésus Christ, souffrant pour toute l’humanité,
peinant pour elle et cherchant un Simon de Cyrène en chaque chrétien, pour
le soulager.
Mais
avant tout, il faut que cette pénitence soit animée par la foi. Il y a une
petite phrase que j’ai laissé de côté dans le récit de Jonas. Elle
explique tout : « Les Ninivites crurent dans la Parole de
Dieu » traduit lemaistre de Sacy. La parole de Dieu, c’est celle de
son prophète, qui ne se doute pas de la force de cette parole. « Ils
crurent en Dieu » (III, 7) note sobrement la Bible de Jérusalem d’après
la Massore. Il me semble que ce qu’indique le texte, c’est qu’il ne
suffit pas de « croire en Dieu » et que pour être sauvé, c’est
« en une parole de Dieu » qu’il faut croire, parole qui est
indivisiblement et mystérieusement celle de Dieu et celle de Jonas. Dieu a
prêté sa parole à Jonas. Mais il a attendu que Jonas soit capable de cette
mission, pour mettre les Ninivites devant leur responsabilité. On a l’impression
que la faute de Ninive n’est consacrée, en quelque sorte, que parce qu’il
y a un prophète pour la lui révéler. « Lève-toi, va à Ninive et
annonce-leur ce que je te dirai ». Dieu a besoin de son prophète, pour
que soit manifestée la foi des Ninivites, foi en dehors de laquelle, comme le
note saint Paul aux Hébreux « il est impossible de plaire à
Dieu ». Dans le texte de saint Paul aux Corinthiens, que nous lisions
tout à l’heure, on retrouve cette nécessité de la foi :
« Personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été posé,
qui est Jésus-Christ ». Sans ce fondement, sans cette fondation, pas d’édifice,
pas d’œuvre, pas de vie éternelle. Sans ce fondement pas d’espérance,
car, nous le verrons la prochaine fois, c’est bien l’espérance qui
soulève le cœur des ninivites et les entraîne à la pénitence, une
espérance modeste, une espérance humble, la plus ténue et la plus forte
tout à la fois : « Qui sait si » disent entre eux les
Ninivites. « Qui sait si Dieu ne se retournera point vers nous, pour
nous pardonner ! ».
Voilà
la foi des Ninivites : ce n’est pas la foi en Dieu telle que le peuple
de Dieu peut la formuler. Jonas, le prophète, les réveille sans rien leur
annoncer d’autre que des catastrophes. Il aurait pu développer d’avantage
sa prédication, nous verrons la prochaine fois que s’il ne le fait pas, c’est
qu’il est fermement décidé à en faire le moins possible. Mais cette
paresse du prophète (ô ironie divine) profite à ceux qui l’entendent.
Dès lors, les Ninivites ne se demandent qu’une chose : « Dieu
peut-il changer ? le décret de dieu peut-il changer ? l’horreur
de la mort peut-elle encore s’éloigner de nous ? »
Tout
à l’heure, il a été souligné justement que l’universalisme de Jonas s’étend
au-delà des frontières visibles du peuple de Dieu, au-delà de Sion, que ce
soit l’ancienne ou la nouvelle, au-delà de la chrétienté dont Sion est la
capitale, au-delà même de la Loi qui vient de Sion, loi ancienne ou loi
nouvelle. C’est en cela que le livre de Jonas est si proche de nous :
il est proche de nous tous. Il n’exclut personne : « Qui sait
si » ? Cette simple question des Ninivites leur a suffi pour faire
pénitence. Yahvé, ce Dieu qu’ils ne connaissaient pas, les a exaucé dans
leur ignorance même. Il s’est contenté de cette question : Qui sait
si…
Je
vous ai dit que le livre de Jonas concerne tout le monde. Il concerne aussi
les animaux, comme nous venons de l’entendre. Que vaut la pénitence des
animaux, telle qu’elle nous a été décrite ici ? Uniquement l’intention
de leurs maîtres bien sûr. Il n’est pas question de douer les animaux de
conscience. Mais cette pénitence des animaux, auxquels on met un sac sur la
tête, montre que les hommes et les bêtes sont solidaires, jusque dans le
salut. A tous ceux qui se prennent pour des anges, il faut réapprendre cette
solidarité qui est à la fois primordiale et ultime. Jacques Ellul, qui a
écrit un Commentaire de Jonas auquel je dois beaucoup, explique cela
merveilleusement :
« Dans
sa condamnation, l’homme a entraîné les animaux. Ils sont irresponsables,
mais ils sont liés à leurs rois, à leurs chefs déchus. Ils sont englobés
dans la destruction qui menace (l’univers). L’homme déchu reste cependant
le roi et le chef de la création ; il domine sur elle et lui fait suivre
son propre chemin. Mais les animaux comptent aussi devant Dieu ; il ne
les a pas créé pour l’abîme, il ne les néglige pas dans l’œuvre du
salut. Et c’est aussi pour eux que la rédemption s’accomplit. L’homme
sauvé entraîne à sa suite les animaux dont il est roi. Et devant Dieu, l’homme
et les animaux sont considérés ensemble, sauvés ensemble »
En
quoi consiste ce salut des animaux que le Livre de Jonas nous invite à
considérer, à travers leur pénitence ? Alessandra di Rudini est une
carmélite italienne qui vit dans la première moitié de ce siècle. Dans une
autre vie elle a été la maîtresse de l’écrivain Gabriele d’Annunzio.
Un jour, raconte André Ravier son biographe, elle a pris la peine de consoler
une de ses jeunes novices, qui se désolait de la mort d’un oiseau
apprivoisé par elle. Au lieu de se moquer d’elle, en lui citant par exemple
le Molière de l’Ecole des femmes, accablant la jeune Agnès (« Le
petit chat est mort »), notre Mère prieure, Alessandra di Rudini, a
cité à sa novice, qui n’en avait sans doute jamais lu une ligne, le grand
saint Thomas d’Aquin. Voici ce que l’Ange de l’Ecole explique en
substance à propos du salut des animaux. Je ne fais que transcrire le passage
souligné par la Mère carmélite à l’attention de sa novice : «
Omnia opera Dei in aeternum perseverant, vel secundum se, vel in causis
suis : sic enim et animalia et plantae remanebunt, manentibus caelestis
corporibus ». Et la Mère de conclure, à l’attention de sa novice
éplorée : « gardez ce texte, je vous en pris, c’est le plus
précis que je connaisse, sur cette question qui m’a toujours
intéressée » (A. Ravier, Op. cit. p. 191)