Rien
de dogmatique dans cette annonce, qui est une sorte d’apocalypse avant la
lettre, une apocalypse qui serait circonscrite à la ville de Ninive. Dieu
annonce des maux terribles. Il explique que les hommes en sont responsables,
que ces maux proviennent de leurs péchés. Et cette responsabilité des
hommes dans le mal suffit en quelque sorte à éveiller les cœurs à la
pénitence. Si je suis responsable du mal, je puis être responsable d’au
moins un bien, je suis capable de revenir du mal que j’ai fait. Je peux me
livrer à la pénitence.
Pénitence !
Tel est le message de Dieu à tous les peuples. On entend la Vierge à Lourdes
et à Fatima : prière et pénitence. Le message de la Vierge est
justement celui de Jonas. Ce ne peut être un hasard ! Cela suffit pour
que soit sauvé n’importe quel peuple, même le plus cruel, et Dieu sait si
Ninive, nous l’avons souligné déjà, est présentée comme une ville
cruelle et dominatrice.
Nous
avons un peu trop tendance aujourd’hui à limiter l’annonce de Dieu à une
bonne nouvelle, qui est l’Evangile. Mais dans le texte de l’Evangile, nous
avons aussi le message de Jonas : Faites pénitence ! « Cette
génération ne passera pas que tout ne soit accompli » dit Jésus,
après avoir prophétisé l’Apocalypse. Certains prennent argument de cette
prédication du Christ contre la vérité de l’Evangile. Ils font semblant
de s’étonner que la fin du monde ne soit toujours pas advenue. Des
exégètes rationalistes ont voulu voir dans cette prédication de la fin du
monde – ce que l’on nomme en termes savants la parousie - le cœur du
message chrétien, pour mieux proclamer que ce cœur était absent, que le
christianisme reposait sur une sorte d’erreur historique. Quelle
erreur ? Le Christ l’a ditle premier : « Nous ne savons ni
le jour ni l’heure » (Matth. XXIV, 36). Et, dans ce qui représente
chronologiquement sa toute première Epitre, saint Paul explique aux
Thessaloniciens, un peu trop prompts à déclarer que tout est fini :
«
Pour ce qui regarde les temps et les moments, il n’est pas besoin, mes
frères, de vous écrire, parce que vous savez bien vous-mêmes, que le jour
du Seigneur doit venir comme un voleur, de nuit. Car lorsque les hommes
diront : Nous voici en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris
tout d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse, des
douleurs de l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se
sauver » (I Thess. V, 1-3)
L’apocalypse
n’est pas seulement la fin du monde. Si, selon la formule bien connue,
« tout s’est toujours très mal passé », c’est que l’apocalypse
se vit à chaque génération. L’extrémité des biens – c’est-à-dire l’Evangile
de la vie éternelle – n’intervient pas sans que l’extrémité des maux
(la fin de tout) ne soit présente en quelque façon dans le monde. L’apocalypse
a frappé plusieurs fois à la porte du XXème siècle. La mondialisation en
présente une image différente, où le consensus universel enferme l’humanité
dans une consommation littéralement compulsive. L’esclavage est moins
manifeste, il n’en est que plus insidieux. L’ensauvagement de l’homme
pourrait bien être pour demain… Aujourd’hui on voudrait rassurer les
chrétiens et leur faire croire que l’Evangile annonce un monde tout rose.
Mais le monde n’est pas rose. Il ne peut pas l’être et ne l’a jamais
été. L’Evangile lui-même se détache toujours sur fond de chaos. La
Vérité en personne est bafouée, humiliée, torturée, mise à mort. Pour
parler comme Blaise Pascal, la grandeur de l’homme avec Dieu se découvre au
sein même de la misère de l’homme sans Dieu. Et même la beauté de l’obéissance
naît dans l’horreur de la révolte.
Voilà
pourquoi Jonas prêche le châtiment. Voilà pourquoi il n’a que le mot
destruction à la bouche. Comme ose l’écrire René Girard, en conclusion de
son dernier essai, Achever Clausewitz, « vouloir rassurer, c’est
toujours contribuer au pire » . Vouloir rassurer, c’est endormir
l’homme dans son péché. Vouloir inquiéter, vouloir effrayer, c’est
réveiller le mammifère supérieur, qui s’était assoupi, et lui rappeler
sa responsabilité.
Je
ne parle pas seulement en théorie. Les Trente Glorieuses dont parlaient Jean
Fourastié, ces années 50 à 80 que nous avons traversées avec enthousiasme,
ne doivent pas nous cacher les difficultés qui s’amoncellent devant nous.
Encore quarante ans, et il n’y aura plus de pétrole. Encore quarante ans,
et l’homme sera maître et possesseur de son propre génome, transformé en
docteur Folamour, détruisant son humanité. Encore quarante ans et le bonheur
ne sera plus une question de liberté personnelle, mais une question de
glandes et une question de pilule euphorisante, avec posologie obligatoire
pour tous. Jamais l’homme n’a pu prétendre longtemps à se passer de
toutes limites. Dans le matérialisme dans lequel nous sommes, on préfère
parler de décroissance que de pénitence. On préfère appeler à la
décroissance qu’inviter à la pénitence. Si l’on réfléchissait aux
enjeux ultimes, la question n’est pas de sombrer dans un déclinisme
volontaire, la question n’est pas d’inverser la croissance en
décroissance, mais de transformer l’esprit dans lequel l’homme lutte, et
de reconnaître ses limites, en renonçant à la culture de l’humanisme sans
Dieu, qui est une culture de mort… Limites du pouvoir de l’homme sur la
vie, sur les gènes qui la constituent, sur le code génétique qui la
transmet. En tout cas, même dans l’atmosphère de paix universelle dans
laquelle nous sommes, même dans l’ambiance euphorique que nous traversons,
où le seul problème est non pas la pauvreté mais le pouvoir d’achat, il
est possible de voir se profiler l’apocalypse. Et la prédication de Jonas
est plus d’actualité que jamais : « Dans quarante jours, vous
périrez tous ».
Si
vous ne voulez pas croire aux nuages qui s’amoncellent, si vous m’accusez
de jouer les Cassandre, alors sachez que vous pouvez considérer que la fin du
monde, c’est – au moins pour vous – la fin de votre propre vie. Encore
quarante jours ou quarante ans. Encore quatre vingts ans… et vous périrez
tous. Le pessimisme chrétien ne peut pas être pris en défaut. Il est en
quelque sorte consubstantiel à l’homme lui-même comme l’a bien vu l’Ecclésiaste :
Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent. Le psaume 88 dit
de façon encore plus réaliste me semble-t-il :
« Souvenez-vous
combien, c’est peu de chose que ma vie. Est-ce en vain que vous avez créé
tous les enfants des hommes ? Qui est l’homme qui pourra vivre sans
voir la mort ? Qui retirera son âme de la puissance de l’enfer ? ».
Encore
quarante jours et vous périrez tous ! Ce que dit Jonas, il ne le dit pas
simplement aux Ninivites. Ninive, la grande ville figure le monde entier.
Chacun d’entre nous, et en particulier durant le carême, nous recevons ce
message. Rien de doctrinal, vous disais-je. Ne nous cachons pas derrière
notre fidélité ou notre prétendue pureté doctrinale. Le Christ vient et il
nous purifiera par le feu. Et chacune de nos vies, si médiocre, si ordinaire
soit-elle apparemment, sera le théâtre de ce jugement. Saint Paul a des
images magnifiques pour dire combien le jugement de Dieu arrache nos vie à
leur médiocrité native.
« Que
l’on élève sur le fondement un édifice d’or, d’argent, de pierres
précieuses, de bois, de foin, de paille, l’ouvrage de chacun paraîtra
enfin, et le jour du Seigneur fera voir quel il est, parce qu’il sera
découvert par le feu et que le feu mettra à l’épreuve l’ouvrage de
chacun » (I Cor III, 16sq)
De
quelle nature est notre édifice intérieur ? Que restera-t-il de notre
vie ? Un petit tas de cendre, parce que le chaume aura été brûlé et
que rien ne résistera à la corruption ? Est-ce que nous sommes capable
de construire notre édifice intérieur, en pensant toujours qu’il nous
faut, qu’il lui faut résister au feu ? Est-ce que nous sommes capables
de faire pénitence, ou bien est-ce que nous nous laissons aller à la logique
de la consommation, qui est la consomption ? Saint Paul poursuit, on ne
peut plus clair :
« Que
si l’ouvrage de quelqu’un demeure sans être brûlé, il en recevra la
récompense. Que si l’ouvrage de quelqu’un est brûlé, il en subira la
perte. Il ne laissera pas cependant d’être sauvé, mais comme passant à
travers le feu ».
Il
faut avoir une œuvre, si médiocre soit-elle. Même une œuvre en paille
suffirait à nous sauver, mais « comme à travers le feu ».
Saint Paul parle là bien sûr, les interprètes sont unanimes, du feu du
Purgatoire. Cette œuvre, qui est l’œuvre de notre vie, peut être
positive, grande, noble, toute de pierres précieuses comme dit saint Paul.
Mais elle peut être purement négative, et c’est la pénitence. Qu’avons-nous
à offrir ? Au moins le regret de n’avoir rien à présenter. Et pas l’illusion
de donner quelque chose au Seigneur, quelque chose qui n’est rien.
Voilà
où nous mène la prédication de Jonas, relue par saint Paul, qui nous
commande de « faire notre salut avec crainte et tremblement » et d’attendre
ce Jour, parmi les jours de notre vie, qui est « le Jour du
Seigneur ». Jour du salut ou de la perte. La pénitence que nous
parvenons à faire est comme l’anticipation de ce jour, la meilleure
préparation possible.
Je
vais vous faire un aveu. Je suis en train de vous dire des banalités, des
choses que n’importe quel prédicateur savait expliquer, des choses que le
fidèles ressentaient avant même de les comprendre. Il me semble pourtant,
alors que je lis saint Paul attentivement avec vous que je les découvre pour
la première fois, que je découvre la beauté de la pénitence, en me
demandant pourquoi je ne l’ai pas prêchée d’avantage, comme Jonas, qui,
au fond n’a prêché que cela aux Ninivites. Mais aussi : pourquoi je
ne l’ai pas pratiqué d’avantage ?