Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Jonas et les païens de Ninive - Cinquième dimanche de Carême –  mars 2008

(partie précédente)

Rien de dogmatique dans cette annonce, qui est une sorte d’apocalypse avant la lettre, une apocalypse qui serait circonscrite à la ville de Ninive. Dieu annonce des maux terribles. Il explique que les hommes en sont responsables, que ces maux proviennent de leurs péchés. Et cette responsabilité des hommes dans le mal suffit en quelque sorte à éveiller les cœurs à la pénitence. Si je suis responsable du mal, je puis être responsable d’au moins un bien, je suis capable de revenir du mal que j’ai fait. Je peux me livrer à la pénitence.

Pénitence ! Tel est le message de Dieu à tous les peuples. On entend la Vierge à Lourdes et à Fatima : prière et pénitence. Le message de la Vierge est justement celui de Jonas. Ce ne peut être un hasard ! Cela suffit pour que soit sauvé n’importe quel peuple, même le plus cruel, et Dieu sait si Ninive, nous l’avons souligné déjà, est présentée comme une ville cruelle et dominatrice.

Nous avons un peu trop tendance aujourd’hui à limiter l’annonce de Dieu à une bonne nouvelle, qui est l’Evangile. Mais dans le texte de l’Evangile, nous avons aussi le message de Jonas : Faites pénitence ! « Cette génération ne passera pas que tout ne soit accompli » dit Jésus, après avoir prophétisé l’Apocalypse. Certains prennent argument de cette prédication du Christ contre la vérité de l’Evangile. Ils font semblant de s’étonner que la fin du monde ne soit toujours pas advenue. Des exégètes rationalistes ont voulu voir dans cette prédication de la fin du monde – ce que l’on nomme en termes savants la parousie - le cœur du message chrétien, pour mieux proclamer que ce cœur était absent, que le christianisme reposait sur une sorte d’erreur historique. Quelle erreur ? Le Christ l’a ditle premier : « Nous ne savons ni le jour ni l’heure » (Matth. XXIV, 36). Et, dans ce qui représente chronologiquement sa toute première Epitre, saint Paul explique aux Thessaloniciens, un peu trop prompts à déclarer que tout est fini :

« Pour ce qui regarde les temps et les moments, il n’est pas besoin, mes frères, de vous écrire, parce que vous savez bien vous-mêmes, que le jour du Seigneur doit venir comme un voleur, de nuit. Car lorsque les hommes diront : Nous voici en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse, des douleurs de l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se sauver » (I Thess. V, 1-3)

L’apocalypse n’est pas seulement la fin du monde. Si, selon la formule bien connue, « tout s’est toujours très mal passé », c’est que l’apocalypse se vit à chaque génération. L’extrémité des biens – c’est-à-dire l’Evangile de la vie éternelle – n’intervient pas sans que l’extrémité des maux (la fin de tout) ne soit présente en quelque façon dans le monde. L’apocalypse a frappé plusieurs fois à la porte du XXème siècle. La mondialisation en présente une image différente, où le consensus universel enferme l’humanité dans une consommation littéralement compulsive. L’esclavage est moins manifeste, il n’en est que plus insidieux. L’ensauvagement de l’homme pourrait bien être pour demain… Aujourd’hui on voudrait rassurer les chrétiens et leur faire croire que l’Evangile annonce un monde tout rose. Mais le monde n’est pas rose. Il ne peut pas l’être et ne l’a jamais été. L’Evangile lui-même se détache toujours sur fond de chaos. La Vérité en personne est bafouée, humiliée, torturée, mise à mort. Pour parler comme Blaise Pascal, la grandeur de l’homme avec Dieu se découvre au sein même de la misère de l’homme sans Dieu. Et même la beauté de l’obéissance naît dans l’horreur de la révolte.

Voilà pourquoi Jonas prêche le châtiment. Voilà pourquoi il n’a que le mot destruction à la bouche. Comme ose l’écrire René Girard, en conclusion de son dernier essai, Achever Clausewitz, « vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire » . Vouloir rassurer, c’est endormir l’homme dans son péché. Vouloir inquiéter, vouloir effrayer, c’est réveiller le mammifère supérieur, qui s’était assoupi, et lui rappeler sa responsabilité.

Je ne parle pas seulement en théorie. Les Trente Glorieuses dont parlaient Jean Fourastié, ces années 50 à 80 que nous avons traversées avec enthousiasme, ne doivent pas nous cacher les difficultés qui s’amoncellent devant nous. Encore quarante ans, et il n’y aura plus de pétrole. Encore quarante ans, et l’homme sera maître et possesseur de son propre génome, transformé en docteur Folamour, détruisant son humanité. Encore quarante ans et le bonheur ne sera plus une question de liberté personnelle, mais une question de glandes et une question de pilule euphorisante, avec posologie obligatoire pour tous. Jamais l’homme n’a pu prétendre longtemps à se passer de toutes limites. Dans le matérialisme dans lequel nous sommes, on préfère parler de décroissance que de pénitence. On préfère appeler à la décroissance qu’inviter à la pénitence. Si l’on réfléchissait aux enjeux ultimes, la question n’est pas de sombrer dans un déclinisme volontaire, la question n’est pas d’inverser la croissance en décroissance, mais de transformer l’esprit dans lequel l’homme lutte, et de reconnaître ses limites, en renonçant à la culture de l’humanisme sans Dieu, qui est une culture de mort… Limites du pouvoir de l’homme sur la vie, sur les gènes qui la constituent, sur le code génétique qui la transmet. En tout cas, même dans l’atmosphère de paix universelle dans laquelle nous sommes, même dans l’ambiance euphorique que nous traversons, où le seul problème est non pas la pauvreté mais le pouvoir d’achat, il est possible de voir se profiler l’apocalypse. Et la prédication de Jonas est plus d’actualité que jamais : « Dans quarante jours, vous périrez tous ».

Si vous ne voulez pas croire aux nuages qui s’amoncellent, si vous m’accusez de jouer les Cassandre, alors sachez que vous pouvez considérer que la fin du monde, c’est – au moins pour vous – la fin de votre propre vie. Encore quarante jours ou quarante ans. Encore quatre vingts ans… et vous périrez tous. Le pessimisme chrétien ne peut pas être pris en défaut. Il est en quelque sorte consubstantiel à l’homme lui-même comme l’a bien vu l’Ecclésiaste : Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent. Le psaume 88 dit de façon encore plus réaliste me semble-t-il :

« Souvenez-vous combien, c’est peu de chose que ma vie. Est-ce en vain que vous avez créé tous les enfants des hommes ? Qui est l’homme qui pourra vivre sans voir la mort ? Qui retirera son âme de la puissance de l’enfer ? ».

Encore quarante jours et vous périrez tous ! Ce que dit Jonas, il ne le dit pas simplement aux Ninivites. Ninive, la grande ville figure le monde entier. Chacun d’entre nous, et en particulier durant le carême, nous recevons ce message. Rien de doctrinal, vous disais-je. Ne nous cachons pas derrière notre fidélité ou notre prétendue pureté doctrinale. Le Christ vient et il nous purifiera par le feu. Et chacune de nos vies, si médiocre, si ordinaire soit-elle apparemment, sera le théâtre de ce jugement. Saint Paul a des images magnifiques pour dire combien le jugement de Dieu arrache nos vie à leur médiocrité native.

« Que l’on élève sur le fondement un édifice d’or, d’argent, de pierres précieuses, de bois, de foin, de paille, l’ouvrage de chacun paraîtra enfin, et le jour du Seigneur fera voir quel il est, parce qu’il sera découvert par le feu et que le feu mettra à l’épreuve l’ouvrage de chacun » (I Cor III, 16sq)

De quelle nature est notre édifice intérieur ? Que restera-t-il de notre vie ? Un petit tas de cendre, parce que le chaume aura été brûlé et que rien ne résistera à la corruption ? Est-ce que nous sommes capable de construire notre édifice intérieur, en pensant toujours qu’il nous faut, qu’il lui faut résister au feu ? Est-ce que nous sommes capables de faire pénitence, ou bien est-ce que nous nous laissons aller à la logique de la consommation, qui est la consomption ? Saint Paul poursuit, on ne peut plus clair :

« Que si l’ouvrage de quelqu’un demeure sans être brûlé, il en recevra la récompense. Que si l’ouvrage de quelqu’un est brûlé, il en subira la perte. Il ne laissera pas cependant d’être sauvé, mais comme passant à travers le feu ».

Il faut avoir une œuvre, si médiocre soit-elle. Même une œuvre en paille suffirait à nous sauver, mais « comme à  travers le feu ». Saint Paul parle là bien sûr, les interprètes sont unanimes, du feu du Purgatoire. Cette œuvre, qui est l’œuvre de notre vie, peut être positive, grande, noble, toute de pierres précieuses comme dit saint Paul. Mais elle peut être purement négative, et c’est la pénitence. Qu’avons-nous à offrir ? Au moins le regret de n’avoir rien à présenter. Et pas l’illusion de donner quelque chose au Seigneur, quelque chose qui n’est rien.

Voilà où nous mène la prédication de Jonas, relue par saint Paul, qui nous commande de « faire notre salut avec crainte et tremblement » et d’attendre ce Jour, parmi les jours de notre vie, qui est « le Jour du Seigneur ». Jour du salut ou de la perte. La pénitence que nous parvenons à faire est comme l’anticipation de ce jour, la meilleure préparation possible.

Je vais vous faire un aveu. Je suis en train de vous dire des banalités, des choses que n’importe quel prédicateur savait expliquer, des choses que le fidèles ressentaient avant même de les comprendre. Il me semble pourtant, alors que je lis saint Paul attentivement avec vous que je les découvre pour la première fois, que je découvre la beauté de la pénitence, en me demandant pourquoi je ne l’ai pas prêchée d’avantage, comme Jonas, qui, au fond n’a prêché que cela aux Ninivites. Mais aussi : pourquoi je ne l’ai pas pratiqué d’avantage ?

(suite)

 

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