Serait-ce
céder à ce rationalisme naïf que je dénonçais tout à l’heure que de
penser que cette histoire de Jonas a un sens très simple : l’infortuné
prophète connaît un état que les médecins appellent celui de la mort
imminente. Le docteur Bornet nous a fait, voici quelques semaines, une
remarquable conférence sur ce sujet. Je ne propose pas mon interprétation
comme la seule possible. Mais il me semble qu’elle reprend parfaitement les
données du texte, en évitant de confondre Jonas et Collodi, la sainte Bible
et les aventures de Pinocchio. Non Jonas n’est pas un conte théologique,
mais un récit aussi admirable que crypté, un récit qui ouvre le voile sur l’au-delà
et montre comment, par la prière, nous pouvons échapper au Monstre qui
cherche à nous engloutir. Notre prière n’est rien d’autre au fond qu’un
cri pour échapper à la puissance du Mal et à la fatalité de la mort (que
représente ici la mer où Jonas est englouti). Chaque fois que nous prions,
nous devrions nous dire que notre prière, dans la mesure où, comme celle de
Jonas, elle touche le cœur de Dieu, est pour nous une fontaine de jouvence,
un élixir de vie. Nous prions pour vivre ! Nous prions parce que la prière
est notre espérance.
Certes
nous ne changerons rien à la réalité de la vie, c’est-à-dire à la dure
réalité de la mort. Saint Paul a là dessus des formules admirables et
définitives dans la première épitre aux Corinthiens. Je cite la magnifique
traduction de Lemaistre de Sacy : « Il y a les corps terrestres, mais les
corps célestes ont un autre éclat que les corps terrestres. Le soleil a son
éclat, la lune le sien, et les étoiles le leur. Mais entre les étoiles, l’une
est plus éclatante que l’autre. Il en arrivera de même dans la
résurrection des morts. Le corps, comme une semence, est maintenant mis en
terre plein de corruption et il ressuscitera incorruptible. Il est mis en
terre tout difforme et il ressuscitera tout glorieux. Il est mis en terre
privé de mouvement, et il ressuscitera plein de vigueur. Il est mis en terre
comme un corps animal et il ressuscitera comme un corps spirituel » (I Cor
XV, 40-44). Oh ! On ne lit pas très souvent ce texte, à ne pas mettre à la
portée des enfants. L’allusion aux corps célestes, dans lesquels un
philosophe aussi éclairé qu’Aristote voyait encore ce qu’il appelait «
des dieux visibles », des corps incorruptibles, ne contribue pas à faciliter
la lecture de ce passage. Cette astronomie animiste est évidemment surannée
alors qu’aujourd’hui on a marché sur la lune, et pas seulement en bandes
dessinées ! Spéculations de saint Paul, un intellectuel perdu au pays de l’évangile,
dira-t-on peut-être. Il existe pourtant un parallèle étonnant entre ce
texte et la formule terrible du Christ en saint Jean : « Si le grain tombé
en terre ne meurt, il reste seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de
fruits ». Ce grain tombé en terre, cette semence, c’est le corps. Notre
corps, dont nous sommes responsables devant Dieu. Semence corrompue si l’on
se confie en lui : « Celui qui sème dans la chair récolte de la chair la
corruption ». Semence glorieuse, pleine de vigueur, si l’on considère ce
corps comme ce qu’il doit être pour les siècles : le temple du Saint
Esprit. « Plus d’espoir de revoir ton Temple saint »disait Jonas tout à l’heure.
Il parlait de Jérusalem, dont il s’était éloigné sciemment en partant à
Tarsis, de l’autre côté des Colonnes d’Hercule. Nous savons nous que ce
temple personne ne peut nous l’enlever. Il n’est « ni à Jérusalem ni
sur aucune montagne, fût-elle sainte ». C’est le temple de notre corps,
dans lequel éclate l’esprit de Dieu, en ce monde et en l’autre, au point
que « le corps semé corps animal, ressuscite corps spirituel ». Mais, comme
le soulignait Notre Seigneur, il n’y a pas de résurrection sans mort. Jonas
nous fait en quelque sorte vivre sa mort. Il marque, dans le Psaume qui porte
son nom et que je vous ai lu, ces états limites dans lesquels s’observe
comme une compénétration de la mort et de la vie, compénétration qui, à
chaque instant dans notre vie, tourne au duel.
N’imaginons
donc pas l’immortalité de l’âme, comme les philosophes, qui croient que
l’âme séparée du corps, se purifie en quelque sorte d’elle-même, en
buvant les eaux de je ne sais quel Fleuve Oubli. La mort est ce passage, qui
nous change. Et il faut que nous soyons changés, car « la chair et le sang
ne peuvent posséder le Royaume de Dieu ». Mais c’est bien notre corps
mortel qui sera revêtu de l’immortalité, c’est bien notre vie mortelle,
changée, transformée : immutabimur, qui recevra de Dieu l’immortalité.
Jonas,
dans les souvenirs qui nous sont rapportés, n’a pas été jusque là. Le
poisson l’a dégluti sur le Rivage, obéissant à l’ordre de Dieu, ému
par la prière de son Prophète. Nous sommes nous aussi, de l’autre côté
du voile. Et nous partageons le sort de Jonas, nous reconnaissons dans sa
médiocrité la nôtre. Nous aimerions avoir son éloquence, nous aimerions
être capable de sa prière pour nous arracher nous-mêmes au néant. Quel est
le secret de Jonas, revenu de la mort à la vie ? Il me semble qu’il nous le
laisse, en ce verset à la fois terrible et libérateur : « Ceux qui s’attachent
à la vanité abandonnent leur grâce qui les aurait délivré ». Quelle est
donc notre grâce ? Saint-Cyran l’appelait la première grâce, vocation
particulière, appel qui nous a fait sortir de la vanité de notre condition.
Ceux qui s’attachent à cet appel de Dieu et qui savent le mettre au-dessus
de tout, ceux qui répètent après Jeanne d’Arc « Messire Dieu premier
servi », ceux qui toujours et partout préfèrent servir plutôt que se
servir, ceux qui »offrent des sacrifices », pour reprendre l’expression
finale du Psaume de Jonas, ceux qui comme Jonas, au gré des circonstances
inattendues de leur existence, savent s’offrir eux-mêmes en sacrifice,
ceux-là on peut dire qu’ils ne préfèreront jamais à leur grâce, à la
grâce que dieu a mise en eux, la vanité qui les attirent hors d’eux-mêmes,
dans le spectacle de ce monde promis à la corruption.