Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

La prière de Jonas pour qu’il ne soit pas trop tard - Quatrième dimanche de Carême – 2 mars 2008

(partie précédente)

Il faut comprendre le monstre marin non pas avec l’imagination pseudo-scientifique des fondamentalistes naïfs qu’étaient souvent nos ancêtres européens, mais en le resituant dans l’univers biblique. Ce poisson du Livre de Jonas fait penser au Leviathan du Livre de Job, au Rahab, que l’on voit apparaître dans les Psaumes. Il évoque peut-être aussi la Bête sortie de la mer, au chapitre 13 de l’Apocalypse : « J’ai vu une Bête qui remontait de la Mer, et qui avait dix cornes et sept têtes. Ces cornes portaient dix couronnes et sur ces têtes étaient gravés des titres qui offensent Dieu. La Bête que j’ai vue ressemblait à un léopard, mais elle avait des pattes d’ours et une gueule de lion. Le dragon lui a donné sa propre puissance, son trône et le pouvoir politique » (vv. 1 à 3). Inutile de chercher cette bête parmi les espèces naturelles, malgré les comparaisons, d’apparence très réaliste, avec le léopard ou avec l’ours. La Bête sortie de la mer matérialise ce Mystère d’iniquité à l’œuvre depuis le commencement du monde, dont nous parle saint Paul. On peut y voir le pouvoir politique, comme le suggère la traduction un peu forcée de la bible des peuples que je viens de vous citer. On peut aussi comprendre que cette bête repoussante représente Satan dans toutes ses pompes et dans toutes ses œuvres. Ainsi s’exprime la Bible.

Si nous revenons à notre texte, cette allégorie fonctionne parfaitement. En résistant à l’ordre de Dieu, Jonas s’était en quelque sorte donné au Monstre, qui l’a avalé tout rond. Et si, ensuite, par son sacrifice volontaire, Jonas est christifié, le poisson qui l’avale ne peut être ici que Satan, tentant de l’engloutir aux enfers et devant finalement déglutir sa proie, inassimilable pour lui. Jonas, sauveur des marins, s’est en quelque manière sauvé aussi lui-même par son sacrifice, qui a touché le cœur de Dieu. Le texte nous dit simplement, après que Jonas ait chanté son hymne d’espérance en Yahvé : « Alors le Seigneur commanda au poisson de rendre Jonas et il le jeta sur le bord ». La prière de Jonas qui s’était offert lui-même en sacrifice, Yahvé décide de l’entendre, comme plus tard il entendra la prière des Ninivites et ne détruira pas leur ville. Quelle déception pour le monstre, qui doit ainsi rendre une âme, à cause de la noblesse ultime de sa conduite. On peut penser au Bon Larron, qui est un triste sire, puisqu’il reconnaît que, pour lui, le supplice de la Croix est justice, mais qui néanmoins, comme Jonas, a la force de prier en cette dernière heure qui est la sienne, s’arrachant ainsi à l’enfer : « Seigneur souvenez vous de moi quand vous serez dans votre Royaume - Je te le dis : ce soir tu seras avec moi en Paradis ».

Je pense ici à Jésus lui-même, puisque Jonas en est une figure, je revois la fin du film de Mel Gibson, la passion du Christ. Gibson, suivant d’ailleurs de très près Anne Catherine Emmerich, nous présente, de manière très visuelle, naïve, la déconvenue de Satan qui, voyant mourir son adversaire, se croyait victorieux de Jésus. Il le regarde s’engloutir aux enfers. Et brutalement, il doit déchanter. C’est que le Christ, mort et prêchant aux enfers, comme nous le représente saint Pierre au chapitre 3 de sa Première Epitre, est un adversaire autrement redoutable que ne l’était même l’homme Jésus, prêchant au Royaume des vivants. Je ne résiste pas à vous citer le texte difficile de la Prima Petri, qui est le fondement scripturaire de notre foi en Jésus, descendu aux enfers : « Puisque Jésus-Christ même a souffert une fois la mort pour nos péchés, le juste pour les injustes, afin qu’il pût offrir à Dieu, étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par l’Esprit ; par lequel aussi il alla prêcher aux esprits qui étaient retenus en prison ; qui autrefois avaient été incrédules, lorsque au temps de Noë, ils s’attendaient à la patience et à la bonté de Dieu, pendant qu’on préparait l’arche, en laquelle peu de personnes, savoir huit seulement, furent sauvées au milieu de l’eau ».

Je ne prétends pas que Jonas, comme Jésus, soit allé prêcher aux enfers. La figure n’est jamais parfaitement ce dont elle est la figure. Et c’est cela d’ailleurs, comme le remarquait saint Jean Chrysostome dans ses Sermons sur l’obscurité des prophéties, qui contribue à sa crédibilité. En même temps qu’il accomplit les prophéties et qu’il réalise les figures, le Christ, revendiquant lui-même le signe de Jonas, ne ressemble à rien et à personne de ce qui a eu lieu avant lui. On ne peut pas dire qu’il soit possible de faire cadrer l’événement christique avec aucun récit préalable. C’est une fois advenue la nouveauté du Christ que l’on doit constater comment elle avait été annoncée.

Ici donc nous séparons à nouveau le Christ, sauveur universel, de Jonas, sauveur accidentel des marins et finalement, par sa prière, de sa propre peau. Jonas n’a pas prêché aux morts, car il n’y a qu’un seul nom au Ciel et sur la terre par lequel nous puissions être sauvés et ce nom est celui de Jésus Christ. Mais Jonas est en quelque sorte revenu du séjour des morts, où il se souvient d’avoir prié le Seigneur. Cette prière de Jonas aux enfers, c’est le Psaume du chapitre 2, dont on ne sait pourquoi tous les exégètes s’acharnent à nier qu’il fasse corps avec notre texte, alors même qu’il en constitue l’explication lumineuse. On y trouve d’abord le véritable sens littéral de cette histoire de poisson, apparemment abracadabrante : « De la détresse où j’étais j’ai crié vers Yahvé, dit Jonas, du ventre du Schéol, j’ai appelé et tu as entendu ma voix. Tu m’avais jeté au milieu des mers, seul au milieu du torrent ; tes vagues et tes flots déferlaient sur moi. Je disais : Me voilà chassé loin de toi, plus d’espoir de revoir ton Temple Saint ! Les eaux me montaient jusqu’au cou, je me perdais dans les eaux de l’abîme. Ma tête se prenait dans les algues. J’étais descendu aux racines des Montagnes, au pays dont les verrous pour toujours se ferment, mais tu m’as fait remonter de la fosse, Yahvé mon Dieu. » (vv. 3 à 7). Le tableau de Jonas abandonné à la Mer, des algues lui recouvrant la tête, est réaliste. J’allais dire, le Jonas balancé par dessus bord et qui ne réalise pas encore ce qui lui arrive, on le voit d’ici. L’expression « ventre du Schéol » renvoie bien évidemment au ventre du Poisson ; voilà qui valide notre interprétation du sens littéral de ce texte : le problème n’est pas de découvrir une espèce de poisson capable d’offrir un refuge à un être humain en perdition, mais de comprendre ce que signifie le poisson, Léviathan, Rahab, ou la bête, dans le langage de l’Ecriture. Notez aussi l’expression étonnante en un tel contexte : « les racines des montagnes ». Elle nous rappelle que pour les Anciens, les enfers sont sous la terre. Quant à l’image du « pays dont les verrous toujours se ferment », les biblistes nous expliquent qu’elle est sans équivalent dans le langage des Psaumes. Mais le texte de la prima Petri que j’ai cité tout à l’heure nous fait penser que nous allons dans le bon sens, puisque l’Apôtre, à propos de ceux qui avaient préjugé de la bonté de Dieu sans mettre en doute sa Puissance, parlent « des esprits retenus en prison » aux enfers. La prière de Jonas s’élève du milieu des enfers.

(suite)

 

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