Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Religion des hommes, religion de Dieu : le choc - Troisième dimanche de Carême – 24 février 2008

(partie précédente)

Matériellement la situation paraît identique. En réalité, elle a changé du tout au tout. Il ne s’agit plus de Jonas, bouc émissaire des marins inquiets pour leur survie et qui croient pouvoir s’en sortir en tuant ensemble le coupable. Il s’agit d’un homme qui s’offre lui-même. On passe du sacrifice de l’autre (parce que l’autre a toujours tort) au sacrifice de soi, dans toute sa noblesse. C’est l’idée même de sacrifice qui se trouve profondément subvertie par la démarche de Jonas.

Et par cette demande apparemment incongrue, que Jonas fait aux marins, il se transforme lui-même. Ce personnage lamentable, par la pénitence qu’il accepte (le don de sa vie), accède à une forme de sainteté, que l’on peut nommer sans peur une sainteté préchrétienne. Ce n’est tout de même pas un hasard si, dans les Catacombes romaines, vouées au culte des martyrs chrétiens, la figure de Jonas est, après celle du Bon Pasteur, la plus fréquente (on compte 70 fresques de cette époque, racontant son histoire et 130 environ du Bon Pasteur). Bien sûr, nous avons parlé du signe de Jonas, auquel le Christ s’identifie à plusieurs reprises dans l’Evangile : c’est une des explications possibles de l’extraordinaire vogue de Jonas dans les milieux paléochrétiens à Rome. Mais si le Christ s’identifie à Jonas, c’est bien que Jonas l’a, en quelque sorte, préfiguré. En offrant sa vie librement, il sauve les marins, lui qui ne voulait pas s’adresser aux païens, et il ouvre leur cœur à la vérité divine. Les martyrs, dans le Cirque, n’en font-ils pas autant ? N’est-ce pas ce que signifie Tertullien, au tournant du IIème siècle, lorsqu’il explique que « le sang des martyrs est une semence de chrétiens » ? Si Jonas lui-même, avec tous ses défauts, si Jonas avec sa rébellion, peut malgré tout préfigurer le Christ, cela signifie qu’être chrétien, qu’être témoin du Christ, qu’être martyr est bien à la portée de tous. Porter le nom du Christ, c’est agir comme Jonas a agi, en retournant le sacrifice : jusque là sacrifice de l’autre, meurtre du Bouc émissaire, jusque là arme de Satan et fondement des religions archaïques, le sacrifice devient, par la volonté inspirée de Jonas, le sacrifice de soi, avec cette fécondité admirable, qui en fait un moyen du salut non seulement pour Jonas mais pour les marins.

Jonas démontre qu’en offrant sa vie à Dieu, on ne la perd pas, on la gagne, et c’est pourquoi, nous le verrons la prochaine fois, le Poisson le régurgitera. Son sacrifice en a fait un homme surnaturel. Il a désormais en lui, non seulement la parole mais la puissance de Dieu. Il ne peut pas rester dans le ventre du poisson.

Et d’autre part, Jonas sauve les marins. Dans les religions archaïques, nous explique René Girard, le bon médiateur, celui qui apaise le courroux des dieux, celui dont le sang a été efficace pour toute la communauté, qui se trouve littéralement cimentée par lui, ce sang ne peut appartenir qu’à un être proche du monde divin. Le Bouc émissaire est ainsi fréquemment divinisé, car sa mort a procuré la vie à toute une communauté.

La tempête apaisée par la mort du Prophète, les marins auraient pu diviniser Jonas. Mais ils ont bien reçu sa prédication. Ils ont assez compris son geste pour offrir des louanges et des sacrifices non à Jonas mais à Yahvé. Quelle plus belle preuve de la fécondité du sacrifice de soi, que ces prières des marins à Yahvé ? N’est-ce pas le signe que leur salut n’a pas été seulement un salut temporel pour ces rescapés de la tempête, mais un salut spirituel ? Jonas qui était parti à Tarsis pour ne pas avoir à parler aux païens, a, sans le vouloir, transformé leur cœur, en transformant le sien. Il manifeste l’extraordinaire contagion de ce qui fait le cœur du message chrétien, la passion du Christ, le sacrifice de soi pour le salut de tous ceux qui voudront se l’approprier d’une manière ou d’une autre.

Faut-il s’étonner si cette contagion semble avoir disparu ? on a essayé d’imaginer un christianisme sans sacrifice. Un Christ sans sa Passion. Un donneur de leçons, un moralisateur, un prédicateur humaniste, un professeur de vertu. Le Christ n’est pas un professeur de vertu, il est celui dont le sacrifice transforme le monde, il est celui qui délivre définitivement le monde des idoles sanglantes et de la fascination qu’elles exercent sur les hommes. Il est le nouveau Jonas, dont le sacrifice sauve ceux qui ont osé s’embarquer avec lui.

On ne peut s’empêcher de penser qu’il existe une analogie entre l’aventure de Jonas figure du Christ et le récit de la tempête apaisée dans l’Evangile. D’abord les apôtres font route vers la Décapole, de l’autre côté du lac de Génésareth ; ce n’est pas Tarsis. Mais c’est un territoire païen. Le Christ dort, au milieu d’eux, dans la tempête. Comme Jonas. Et comme Jonas, il va sauver l’équipage du navire où il s’est embarqué, en apaisant la tempête. Préservant le navire et préservant ses apôtres, il préserve les chances du Monde païen de recevoir un jour leur visite et sa parole.

Dans le Livre de Jonas, on peut dire que la conversion des marins est le gage de la conversion de Ninive, la très grande ville (qui figure à elle seule le monde païen). Dans l’Evangile, l’éblouissement des apôtres définitivement gagnés à sa cause, est le gage du rayonnement du Christ sur le monde entier. Ancien Testament ? Nouveau Testament ? On ne peut s’empêcher de penser que c’est bien le même auteur divin qui tisse l’aventure de Jonas, avec ses rebondissements, c’est Lui aussi qui a préparé son heure au Fils de l’homme et c’est Lui qui a donné à chaque homme le pouvoir de devenir enfant de Dieu, en participant à la fécondité du nouveau sacrifice, inversion géniale, inversion divine du sacrifice humain et des horreurs de la religion archaïque.

(suite)

 

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