Matériellement
la situation paraît identique. En réalité, elle a changé du tout au tout.
Il ne s’agit plus de Jonas, bouc émissaire des marins inquiets pour leur
survie et qui croient pouvoir s’en sortir en tuant ensemble le coupable. Il
s’agit d’un homme qui s’offre lui-même. On passe du sacrifice de l’autre
(parce que l’autre a toujours tort) au sacrifice de soi, dans toute sa
noblesse. C’est l’idée même de sacrifice qui se trouve profondément
subvertie par la démarche de Jonas.
Et
par cette demande apparemment incongrue, que Jonas fait aux marins, il se
transforme lui-même. Ce personnage lamentable, par la pénitence qu’il
accepte (le don de sa vie), accède à une forme de sainteté, que l’on peut
nommer sans peur une sainteté préchrétienne. Ce n’est tout de même pas
un hasard si, dans les Catacombes romaines, vouées au culte des martyrs
chrétiens, la figure de Jonas est, après celle du Bon Pasteur, la plus
fréquente (on compte 70 fresques de cette époque, racontant son histoire et
130 environ du Bon Pasteur). Bien sûr, nous avons parlé du signe de Jonas,
auquel le Christ s’identifie à plusieurs reprises dans l’Evangile :
c’est une des explications possibles de l’extraordinaire vogue de Jonas
dans les milieux paléochrétiens à Rome. Mais si le Christ s’identifie à
Jonas, c’est bien que Jonas l’a, en quelque sorte, préfiguré. En offrant
sa vie librement, il sauve les marins, lui qui ne voulait pas s’adresser aux
païens, et il ouvre leur cœur à la vérité divine. Les martyrs, dans le
Cirque, n’en font-ils pas autant ? N’est-ce pas ce que signifie
Tertullien, au tournant du IIème siècle, lorsqu’il explique que « le
sang des martyrs est une semence de chrétiens » ? Si Jonas
lui-même, avec tous ses défauts, si Jonas avec sa rébellion, peut malgré
tout préfigurer le Christ, cela signifie qu’être chrétien, qu’être
témoin du Christ, qu’être martyr est bien à la portée de tous. Porter le
nom du Christ, c’est agir comme Jonas a agi, en retournant le
sacrifice : jusque là sacrifice de l’autre, meurtre du Bouc
émissaire, jusque là arme de Satan et fondement des religions archaïques,
le sacrifice devient, par la volonté inspirée de Jonas, le sacrifice de soi,
avec cette fécondité admirable, qui en fait un moyen du salut non seulement
pour Jonas mais pour les marins.
Jonas
démontre qu’en offrant sa vie à Dieu, on ne la perd pas, on la gagne, et c’est
pourquoi, nous le verrons la prochaine fois, le Poisson le régurgitera. Son
sacrifice en a fait un homme surnaturel. Il a désormais en lui, non seulement
la parole mais la puissance de Dieu. Il ne peut pas rester dans le ventre du
poisson.
Et
d’autre part, Jonas sauve les marins. Dans les religions archaïques, nous
explique René Girard, le bon médiateur, celui qui apaise le courroux des
dieux, celui dont le sang a été efficace pour toute la communauté, qui se
trouve littéralement cimentée par lui, ce sang ne peut appartenir qu’à un
être proche du monde divin. Le Bouc émissaire est ainsi fréquemment
divinisé, car sa mort a procuré la vie à toute une communauté.
La
tempête apaisée par la mort du Prophète, les marins auraient pu diviniser
Jonas. Mais ils ont bien reçu sa prédication. Ils ont assez compris son
geste pour offrir des louanges et des sacrifices non à Jonas mais à Yahvé.
Quelle plus belle preuve de la fécondité du sacrifice de soi, que ces
prières des marins à Yahvé ? N’est-ce pas le signe que leur salut n’a
pas été seulement un salut temporel pour ces rescapés de la tempête, mais
un salut spirituel ? Jonas qui était parti à Tarsis pour ne pas avoir
à parler aux païens, a, sans le vouloir, transformé leur cœur, en
transformant le sien. Il manifeste l’extraordinaire contagion de ce qui fait
le cœur du message chrétien, la passion du Christ, le sacrifice de soi pour
le salut de tous ceux qui voudront se l’approprier d’une manière ou d’une
autre.
Faut-il
s’étonner si cette contagion semble avoir disparu ? on a essayé d’imaginer
un christianisme sans sacrifice. Un Christ sans sa Passion. Un donneur de
leçons, un moralisateur, un prédicateur humaniste, un professeur de vertu.
Le Christ n’est pas un professeur de vertu, il est celui dont le sacrifice
transforme le monde, il est celui qui délivre définitivement le monde des
idoles sanglantes et de la fascination qu’elles exercent sur les hommes. Il
est le nouveau Jonas, dont le sacrifice sauve ceux qui ont osé s’embarquer
avec lui.
On
ne peut s’empêcher de penser qu’il existe une analogie entre l’aventure
de Jonas figure du Christ et le récit de la tempête apaisée dans l’Evangile.
D’abord les apôtres font route vers la Décapole, de l’autre côté du
lac de Génésareth ; ce n’est pas Tarsis. Mais c’est un territoire
païen. Le Christ dort, au milieu d’eux, dans la tempête. Comme Jonas. Et
comme Jonas, il va sauver l’équipage du navire où il s’est embarqué, en
apaisant la tempête. Préservant le navire et préservant ses apôtres, il
préserve les chances du Monde païen de recevoir un jour leur visite et sa
parole.
Dans
le Livre de Jonas, on peut dire que la conversion des marins est le gage de la
conversion de Ninive, la très grande ville (qui figure à elle seule le monde
païen). Dans l’Evangile, l’éblouissement des apôtres définitivement
gagnés à sa cause, est le gage du rayonnement du Christ sur le monde entier.
Ancien Testament ? Nouveau Testament ? On ne peut s’empêcher de
penser que c’est bien le même auteur divin qui tisse l’aventure de Jonas,
avec ses rebondissements, c’est Lui aussi qui a préparé son heure au Fils
de l’homme et c’est Lui qui a donné à chaque homme le pouvoir de devenir
enfant de Dieu, en participant à la fécondité du nouveau sacrifice,
inversion géniale, inversion divine du sacrifice humain et des horreurs de la
religion archaïque.