Selon
René Girard, c’est la violence des hommes qui est à l’origine des
religions archaïques. Pour que cette violence soit canalisée, il faut qu’elle
se focalise sur un individu, déclaré responsable de tous les maux et qui, en
quelque sorte, paye pour les autres. C’est ce qui explique les sacrifices
humains auxquels se livraient les Aztèques par exemple. Peut-être certains d’entre
vous se souviennent du film de Mel Gibson Apocalypto, qui a pour cadre un
monde qui n’en est pas très éloigné, le monde Maya. Le sang des humains
permet au monde de continuer à tourner, au soleil de donner sa lumière et
aux saisons de se succéder. Ici, la mort de Jonas, décidée par le groupe,
fera cesser la tempête. Cela signifie bien sûr le retour à l’ordre grâce
au sang de la victime émissaire.
Dans
le même registre, le mythe que cite René Girard le plus souvent est le mythe
d’Œdipe. Le rapprochement entre Œdipe et Jonas n’est pas aussi dénué
de réalité que cela peut paraître à première vue. Voici Œdipe : un
homme qui a déchiffré l’énigme de la Sphinge. L’animal qui marche sur
quatre pattes le matin, sur deux pattes le midi et sur trois pattes le soir, c’est
l’homme, a-t-il déclaré. Comme il a découvert l’énigme et fait cesser
la terreur que la Sphinge exerçait sur Thèbes, les habitants proposent qu’il
épouse leur reine. De manière inexplicable, elle se trouve libre, puisqu’elle
vient de perdre son mari, tué dans une rixe à quelques distances de la
ville. Sans le savoir Œdipe épouse sa mère. C’est lui qui vient de tuer
le roi son père. Le destin en a ainsi décidé, et tous les efforts des
hommes pour faire mentir la divine Moïra se sont avérés insuffisants. Mais
voici qu’après le terrorisme de la Sphinge, qui se nourrissait des jeunes
de Thèbes, voici une épidémie de peste. Qui est responsable ? c’est
la question qui se pose, aussi bien pour les marins du vaisseau où Jonas a
trouvé refuge, que pour les habitants de Thèbes. Le responsable de la peste
à Thèbes ? C’est cet étranger. C’est ce boiteux (boiteux, il l’est
de fait). C’est cette ordure d’Œdipe qui, on va finir par le savoir, a
bien tué son père et qui, de surcroît, se trouve avoir épousé sa mère.
On sait qu’Oedipe se crèvera les deux yeux, et que c’est sa fille Ismène
qui lui servira de guide, alors qu’il est devenu « errant et vagabond
sur la terre ». Œdipe a pris sur lui le mal de la cité thébaine. La
peste disparaît parce que le responsable, identifié, est chassé de cette
enceinte. Comme un bouc émissaire. Et, dans le Livre de Jonas, la tempête s’apaise
après la mort de Jonas. Jonas et Oedipe suscitent les sacrifices
reconnaissants de ceux qui les ont sacrifiés. Ils sont des personnages
sacrés, parce qu’ils ont conjuré le mal par leur mort. Scénario aussi
vieux que l’humanité. Scénario que l’on retrouve dans le livre de Jonas,
comme chez les Aztèques. Comme chez les Grecs.
Pourquoi
une telle universalité ? A l’origine d’une telle attitude
religieuse, il n’y a aucune quête de vérité, comme dans les religions
philosophiques qui ont fleuri depuis Platon et même Pythagore, à l’ombre
de l’hellénisme. Ce que l’on découvre dans ces religions archaïques, c’est
simplement la volonté d’unir les hommes contre le mal et de les unir par le
sang versé. Par le sacrifice, dont c’est, en fait, la fonction première.
Faut-il
faire du récit biblique un mythe ? N’est-ce pas aller à l’opposé
de la vérité divine, qui parle dans la Bible ?
A
ces deux questions, je répondrais deux choses.
D’abord
les mythes ne sont pas faux. Ils sont vrais. On a trop facilement tendance à
imaginer le mythe comme la production rhétorique d’une humanité
pré-logique, qui attendait la bonne nouvelle de la Raison raisonnante pour
pouvoir penser. En réalité, les mythes portent avec eux leur réalité. Il
ne faut donc pas écarter l’explication mythique d’un revers de main,
parce qu’elle serait fausse. Le mythe dit vrai. Les histoires de meurtres,
on les trouve dans tous les récits primitifs. Il n’est pas imaginable que,
de meurtre fondateur, il n’y ait jamais eu. Il n’est pas imaginable que
ces meurtres aient été inventés de toutes pièces.
Mais
– et c’est un deuxième élément de réponse - le récit biblique n’est
pas réductible au mythe. Ne serait-ce que parce que, lu de près, il n’est
pas réductible au schéma mythologique du Bouc émissaire.
Dans
le schéma mythologique, dans le récit portant sur Oedipe par exemple, ce
sont les hommes, unis, qui obtiennent la peau du bouc émissaire. Dans le
récit biblique, tout semble d’abord s’orienter dans le sens du mythe. Le
bouc émissaire est désigné dans les règles. Il y en a un qui ne travaille
pas, qui ne trime pas avec les autres et qui dort. Il y en a un qui est
étranger et dont on ne sait pas trop d’où il vient. C’est forcément lui
le coupable. C’est lui qu’il faut sacrifier, pour obtenir d’apaiser les
dieux.
Première
petite différence : les sorts. Si les marins ont désigné Jonas, c’est
officiellement suite à un acte quasi-religieux de tirage au sort. Oh !
Bien sûr, religion ou pas, on peut toujours s’arranger pour que le sort
désigne celui qui vous arrange, et c’est sans doute ce qu’ont fait les
marins. Mais dans le récit biblique, le sort désigne d’abord l’expression
de la volonté de Dieu, car Dieu a pouvoir sur tout ce qui est et Il peut
ainsi manifester sa volonté. N’est-ce pas par tirage au sort, plus tard que
les apôtres choisiront pour remplacer Judas, Matthias plutôt que Joseph dit
le juste ? Dans la Bible, c’est Yahvé qui dirige tous les
événements, comme dans chacune de nos vie d’ailleurs. Yahvé entend punir
Jonas. Il manifeste sa volonté à travers la superstition et/ou le calcul des
marins.
Deuxième
différence : Jonas, dos au mur, se met à prêcher. Il prêche par l’affirmation
fière de son origine : « Je suis Hébreu ». Mais surtout, il
parle aux hommes ébahis de Yahvé, qui est le Dieu du Ciel et de la terre.
Pas seulement un dieu particulier d’un peuple particulier ; pas
seulement un dieu différent qui ne concernerait pas les marins ; mais un
dieu qui exerce son emprise jusque sur ceux qui veulent le jeter à la mer.
Et
là, il se passe quelque chose qui montre bien l’humour de Dieu. Jonas ne
voulait pas prêcher aux païens, parce qu’il estimait que la parole de Dieu
dont il était dépositaire en tant que prophète, n’appartenait qu’à son
peuple. Mais là, face à la mer, c’est-à-dire face à la mort, Jonas n’hésite
pas. Il parle de son Dieu aux marins.
Et
du coup leur attitude change. Ils le traitent avec le respect que leur inspire
ce Dieu inconnu, qui est le sien. Jonas, en fuite vers Tarsis, n’était plus
qu’un vagabond un peu louche, le chelou de service, celui qui paye pour les
autres, tout juste bon à jouer les boucs émissaires. Eh bien ! il
devient un personnage considérable, il redevient lui-même, parce que dans sa
prédication, il a retrouvé son Dieu. « Que te ferons-nous pour que la
mer s’apaise ? ». La question est courtoise ; elle attend une
réponse. Ce n’est pas comme cela que l’on parle à un bouc-émissaire d’habitude.
Voyez l’âne de La Fontaine dans Les animaux malades de la peste :
« On crie haro sur le baudet ». Ici les marins ont cessé de crier
haro sur le Jonas. Ebranlés par la prédication de Jonas, ils sont en train
de renoncer à leur projet de meurtre rituel, alors même qu’ils ont bien
compris, pourtant, que Jonas se situait au centre de leur problème. Ils ont
bien compris que les sorts (exauçant leurs calculs) avaient dit vrai et que
la tempête était due à l’infidélité de Jonas. Mais il ne peuvent plus
se contenter de tuer Jonas. C’est qu’ils le respectent dans l’exacte
proportion où ils craignent son Dieu. Et la crainte, pour eux, comme pour
nous d’ailleurs, est ici un commencement de la sagesse : « Que te
ferons-nous ? ».
Et
là, nous assistons à un deuxième coup de théâtre. Après avoir retourné
la situation en sa faveur, après avoir prêché aux marins le Dieu des
Hébreux, qui est aussi le Dieu du Ciel, de la terre et de la mer,, après
avoir forcé le respect des marins au nom de son Dieu, Jonas répond :
« Prenez-moi, et jetez-moi à la mer, et la mer s’apaisera pour
vous ». Autrement dit, il revient en arrière et il exauce lui-même ce
qui est le vœu secret des marins depuis le début, sans profiter du respect
qu’il a suscité (mi-crainte, mi-admiration) dans le cœur des marins. Au début
de cette histoire, il était le coupable idéal, le vagabond solitaire, l’étranger
qui n’avait qu’à payer pour les autres. Il était la victime, il est
devenu le donneur d’ordre, mais l’ordre qu’il donne, c’est justement
qu’on ait à le considérer comme la victime. Pourquoi ne profite-t-il pas
de son autorité prophétique retrouvée dans le microcosme du navire,
ballotté par les vagues ? Pourquoi ne cherche-t-il pas à s’en sortir
autrement ?
La
réponse est simple ; elle est omniprésente dans le Livre de Jonas, en
particulier à propos des habitants de Ninive : Jonas, enfin, se sent
coupable d’avoir déserté Jérusalem, de s’être enfui loin du Temple de
Dieu (cf. cette expression réitérée dans le Psaume de Jonas ), Jonas
déchiffre la volonté de Dieu dans cette tempête dont il se reconnaît
coupable. Et il s’offre lui-même en un sacrifice propitiatoire, en un
sacrifice capable d’apaiser le Dieu tout-puissant. Il a le courage, il a l’audace
de prendre sur lui le mal et de demander aux marins à être sacrifié.