Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Religion des hommes, religion de Dieu : le choc - Troisième dimanche de Carême – 24 février 2008

(partie précédente)

Selon René Girard, c’est la violence des hommes qui est à l’origine des religions archaïques. Pour que cette violence soit canalisée, il faut qu’elle se focalise sur un individu, déclaré responsable de tous les maux et qui, en quelque sorte, paye pour les autres. C’est ce qui explique les sacrifices humains auxquels se livraient les Aztèques par exemple. Peut-être certains d’entre vous se souviennent du film de Mel Gibson Apocalypto, qui a pour cadre un monde qui n’en est pas très éloigné, le monde Maya. Le sang des humains permet au monde de continuer à tourner, au soleil de donner sa lumière et aux saisons de se succéder. Ici, la mort de Jonas, décidée par le groupe, fera cesser la tempête. Cela signifie bien sûr le retour à l’ordre grâce au sang de la victime émissaire.

Dans le même registre, le mythe que cite René Girard le plus souvent est le mythe d’Œdipe. Le rapprochement entre Œdipe et Jonas n’est pas aussi dénué de réalité que cela peut paraître à première vue. Voici Œdipe : un homme qui a déchiffré l’énigme de la Sphinge. L’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes le midi et sur trois pattes le soir, c’est l’homme, a-t-il déclaré. Comme il a découvert l’énigme et fait cesser la terreur que la Sphinge exerçait sur Thèbes, les habitants proposent qu’il épouse leur reine. De manière inexplicable, elle se trouve libre, puisqu’elle vient de perdre son mari, tué dans une rixe à quelques distances de la ville. Sans le savoir Œdipe épouse sa mère. C’est lui qui vient de tuer le roi son père. Le destin en a ainsi décidé, et tous les efforts des hommes pour faire mentir la divine Moïra se sont avérés insuffisants. Mais voici qu’après le terrorisme de la Sphinge, qui se nourrissait des jeunes de Thèbes, voici une épidémie de peste. Qui est responsable ? c’est la question qui se pose, aussi bien pour les marins du vaisseau où Jonas a trouvé refuge, que pour les habitants de Thèbes. Le responsable de la peste à Thèbes ? C’est cet étranger. C’est ce boiteux (boiteux, il l’est de fait). C’est cette ordure d’Œdipe qui, on va finir par le savoir, a bien tué son père et qui, de surcroît, se trouve avoir épousé sa mère. On sait qu’Oedipe se crèvera les deux yeux, et que c’est sa fille Ismène qui lui servira de guide, alors qu’il est devenu « errant et vagabond sur la terre ». Œdipe a pris sur lui le mal de la cité thébaine. La peste disparaît parce que le responsable, identifié, est chassé de cette enceinte. Comme un bouc émissaire. Et, dans le Livre de Jonas, la tempête s’apaise après la mort de Jonas. Jonas et Oedipe suscitent les sacrifices reconnaissants de ceux qui les ont sacrifiés. Ils sont des personnages sacrés, parce qu’ils ont conjuré le mal par leur mort. Scénario aussi vieux que l’humanité. Scénario que l’on retrouve dans le livre de Jonas, comme chez les Aztèques. Comme chez les Grecs.

Pourquoi une telle universalité ? A l’origine d’une telle attitude religieuse, il n’y a aucune quête de vérité, comme dans les religions philosophiques qui ont fleuri depuis Platon et même Pythagore, à l’ombre de l’hellénisme. Ce que l’on découvre dans ces religions archaïques, c’est simplement la volonté d’unir les hommes contre le mal et de les unir par le sang versé. Par le sacrifice, dont c’est, en fait, la fonction première.

Faut-il faire du récit biblique un mythe ? N’est-ce pas aller à l’opposé de la vérité divine, qui parle dans la Bible ?

A ces deux questions, je répondrais deux choses.

D’abord les mythes ne sont pas faux. Ils sont vrais. On a trop facilement tendance à imaginer le mythe comme la production rhétorique d’une humanité pré-logique, qui attendait la bonne nouvelle de la Raison raisonnante pour pouvoir penser. En réalité, les mythes portent avec eux leur réalité. Il ne faut donc pas écarter l’explication mythique d’un revers de main, parce qu’elle serait fausse. Le mythe dit vrai. Les histoires de meurtres, on les trouve dans tous les récits primitifs. Il n’est pas imaginable que, de meurtre fondateur, il n’y ait jamais eu. Il n’est pas imaginable que ces meurtres aient été inventés de toutes pièces.

Mais – et c’est un deuxième élément de réponse - le récit biblique n’est pas réductible au mythe. Ne serait-ce que parce que, lu de près, il n’est pas réductible au schéma mythologique du Bouc émissaire.

Dans le schéma mythologique, dans le récit portant sur Oedipe par exemple, ce sont les hommes, unis, qui obtiennent la peau du bouc émissaire. Dans le récit biblique, tout semble d’abord s’orienter dans le sens du mythe. Le bouc émissaire est désigné dans les règles. Il y en a un qui ne travaille pas, qui ne trime pas avec les autres et qui dort. Il y en a un qui est étranger et dont on ne sait pas trop d’où il vient. C’est forcément lui le coupable. C’est lui qu’il faut sacrifier, pour obtenir d’apaiser les dieux.

Première petite différence : les sorts. Si les marins ont désigné Jonas, c’est officiellement suite à un acte quasi-religieux de tirage au sort. Oh ! Bien sûr, religion ou pas, on peut toujours s’arranger pour que le sort désigne celui qui vous arrange, et c’est sans doute ce qu’ont fait les marins. Mais dans le récit biblique, le sort désigne d’abord l’expression de la volonté de Dieu, car Dieu a pouvoir sur tout ce qui est et Il peut ainsi manifester sa volonté. N’est-ce pas par tirage au sort, plus tard que les apôtres choisiront pour remplacer Judas, Matthias plutôt que Joseph dit le juste ? Dans la Bible, c’est Yahvé qui dirige tous les événements, comme dans chacune de nos vie d’ailleurs. Yahvé entend punir Jonas. Il manifeste sa volonté à travers la superstition et/ou le calcul des marins.

Deuxième différence : Jonas, dos au mur, se met à prêcher. Il prêche par l’affirmation fière de son origine : « Je suis Hébreu ». Mais surtout, il parle aux hommes ébahis de Yahvé, qui est le Dieu du Ciel et de la terre. Pas seulement un dieu particulier d’un peuple particulier ; pas seulement un dieu différent qui ne concernerait pas les marins ; mais un dieu qui exerce son emprise jusque sur ceux qui veulent le jeter à la mer.

Et là, il se passe quelque chose qui montre bien l’humour de Dieu. Jonas ne voulait pas prêcher aux païens, parce qu’il estimait que la parole de Dieu dont il était dépositaire en tant que prophète, n’appartenait qu’à son peuple. Mais là, face à la mer, c’est-à-dire face à la mort, Jonas n’hésite pas. Il parle de son Dieu aux marins.

Et du coup leur attitude change. Ils le traitent avec le respect que leur inspire ce Dieu inconnu, qui est le sien. Jonas, en fuite vers Tarsis, n’était plus qu’un vagabond un peu louche, le chelou de service, celui qui paye pour les autres, tout juste bon à jouer les boucs émissaires. Eh bien ! il devient un personnage considérable, il redevient lui-même, parce que dans sa prédication, il a retrouvé son Dieu. « Que te ferons-nous pour que la mer s’apaise ? ». La question est courtoise ; elle attend une réponse. Ce n’est pas comme cela que l’on parle à un bouc-émissaire d’habitude. Voyez l’âne de La Fontaine dans Les animaux malades de la peste : « On crie haro sur le baudet ». Ici les marins ont cessé de crier haro sur le Jonas. Ebranlés par la prédication de Jonas, ils sont en train de renoncer à leur projet de meurtre rituel, alors même qu’ils ont bien compris, pourtant, que Jonas se situait au centre de leur problème. Ils ont bien compris que les sorts (exauçant leurs calculs) avaient dit vrai et que la tempête était due à l’infidélité de Jonas. Mais il ne peuvent plus se contenter de tuer Jonas. C’est qu’ils le respectent dans l’exacte proportion où ils craignent son Dieu. Et la crainte, pour eux, comme pour nous d’ailleurs, est ici un commencement de la sagesse : « Que te ferons-nous ? ».

Et là, nous assistons à un deuxième coup de théâtre. Après avoir retourné la situation en sa faveur, après avoir prêché aux marins le Dieu des Hébreux, qui est aussi le Dieu du Ciel, de la terre et de la mer,, après avoir forcé le respect des marins au nom de son Dieu, Jonas répond : « Prenez-moi, et jetez-moi à la mer, et la mer s’apaisera pour vous ». Autrement dit, il revient en arrière et il exauce lui-même ce qui est le vœu secret des marins depuis le début, sans profiter du respect qu’il a suscité (mi-crainte, mi-admiration) dans le cœur des marins. Au début de cette histoire, il était le coupable idéal, le vagabond solitaire, l’étranger qui n’avait qu’à payer pour les autres. Il était la victime, il est devenu le donneur d’ordre, mais l’ordre qu’il donne, c’est justement qu’on ait à le considérer comme la victime. Pourquoi ne profite-t-il pas de son autorité prophétique retrouvée dans le microcosme du navire, ballotté par les vagues ? Pourquoi ne cherche-t-il pas à s’en sortir autrement ?

La réponse est simple ; elle est omniprésente dans le Livre de Jonas, en particulier à propos des habitants de Ninive : Jonas, enfin, se sent coupable d’avoir déserté Jérusalem, de s’être enfui loin du Temple de Dieu (cf. cette expression réitérée dans le Psaume de Jonas ), Jonas déchiffre la volonté de Dieu dans cette tempête dont il se reconnaît coupable. Et il s’offre lui-même en un sacrifice propitiatoire, en un sacrifice capable d’apaiser le Dieu tout-puissant. Il a le courage, il a l’audace de prendre sur lui le mal et de demander aux marins à être sacrifié.

(suite)

 

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