Nous
avons reçu, chacun, une invitation de Dieu, l’invitation aux noces de son
fils, un carton personnalisé. Plus qu’un simple carton d’invitation. Avec
le carton, il y avait un itinéraire. Drôle d’itinéraire, en vérité. De
quoi exciter le système GPS de votre nouvelle voiture. Les étapes ne sont
pas marquées. Le but est heureux, mais il n’est pas spécifié. Il y a
simplement en nous cette voix obsédante, qui nous dit tout ce qu’il ne faut
pas faire et qui nous incline infailliblement (si nous la suivons) vers ce qu’il
faut faire. Saint-Cyran parle à ce sujet, de manière énigmatique, de la
première grâce. Chez le chevalier Jean Duvergier de Heaurane, on voit ce que
cela veut dire : c’est une question d’élan, la première grâce, c’est
l’impulsion, qui a toute la nécessité tranquille du naturel et toute la
légèreté, défiant toute limite, du surnaturel. Nous avons tous une
première grâce, une impulsion fondamentale. Je viens de citer Saint Cyran.
Eh bien, citons saint Ignace pour ne pas faire de jaloux ! Lorsqu’il
nous demande de faire élection, saint Ignace indique, dans ses règle pour le
discernement des esprits un critère infaillible : Quel est-il ? C’est
ce que vous avez envie de faire, lorsque vous êtes intérieurement dans ce qu’il
nomme la consolation. Attention : la consolation n’est pas l’euphorie.
Il faut se méfier de l’euphorie, Elle n’est pas toujours chimique ni
obtenue de stupéfiante façon, mais elle est toujours artificielle. Ne
cédons jamais à l’euphorie ! Dieu qui a fait et qui a aimé notre
naturel (Dieu vit que cela était bon !), ne contredira jamais cette
première impression qu’il a mise en nous. Mais il la prolonge, dans un
amour toujours plus sûr de lui-même, plus profond. Cet amour le plus
profond, celui qui cause en nous la joie, celui qui porte avec lui la
certitude d’être à sa place, c’est ce que Saint-Cyran nomme la première
grâce. Dieu ne se repens jamais de nous l’avoir donnée. Nous pouvons la
perdre. Nous pouvons en venir à la mépriser. En creux, au moins en creux,
elle ne nous quitte pas. On n’en a jamais fini avec cette première grâce.
Chez
Jonas, la première grâce, c’est le don de prophétie que Dieu lui a donné
pour le bien du peuple juif. Jonas est prophète, comme d’autres sont pilote
d’avions ou chirurgien. C’est sa vocation d’être prophète, sa
première grâce. Jusqu’au moment où commence cette histoire, Dieu ne lui
avait donné que des choses agréables à prophétiser. Ainsi, dans le IIème
Livre des Rois, au chapitre 14, on lit que sous le règne de Jéroboam II, qui
avait fait ce qui est mal aux yeux de Yahvé, Jonas fils d’Amitaï, avait eu
l’agréable surprise d’avoir à prophétiser une extension du Royaume d’Israël
et une victoire de ce roi pourtant infidèle. Quelle plus réjouissante
aubaine, pour un nationaliste en herbe comme Jonas ! Des missions comme
celles-là, on en redemanderait.
Et
voilà que Dieu lui propose une nouvelle mission, mais nettement plus
difficile celle-là. Il s’agit d’aller à Ninive, la capitale des féroces
Assyriens, pour lui porter des menaces : « Lève-toi, pars à
Ninive la grande ville pour lui porter des menaces ». Jonas, cette fois
n’est pas d’accord. Il a deux raisons de s’opposer à l’ordre de
Dieu : d’abord, aller menacer des menaçants, ce n’est jamais très
confortable. Les Assyriens, pense Jonas, ne vont faire qu’une bouchée de ma
prédication. Et sans doute avaleront-ils aussi le prédicateur. Bref ce sont
des risques inutiles. Il suffit de lire d’autres petits prophètes, comme
Abdias ou Nahum, pour comprendre ce que pouvait bien être Ninive dans l’imaginaire
de Jonas. Voici nahum au chapitre 3 : « Malheur à la ville
sanguinaire, pleine de mensonges : elle est pleine de butin, ar elle n’a
pas cessé de piller. Claquements de fouets, fracas de roues, chevaux qui
galopent et chars qui bondissent ! Charge des cavaliers, flamboiement d’épées,
éclairs à la pointe des lances, partout des hommes blessés à mort, des
victimes sans nombre ! Quel carnage ! On trébuche sur les
cadavres ». A Ninive, il est promis le sort qu’elle a réservé à
tous les petits peuples ses voisins, qu’elle a anéantit par ses
guerres ; on conçoit que Jonas n’ait pas très envie d’y aller. Nous
verrons tout à l’heure qu’il est une autre raison à son abstention.
Constatons en tout cas que notre prophète est infidèle à sa mission de
prophète. Il ne va pas porter des menaces à Ninive mais prend un billet pour
Tarsis, l’extrémité de la terre alors connue, derrière les colonnes d’Hercule.
On l’identifie aujourd’hui à Cadix. Celui qui nous conte cette histoire
le fait sur un ton presque badin, que l’on retrouve dans toutes les
traductions. On a l’impression qu’il ne juge pas Jonas. Et pourtant, il
est une expression, dans son texte, qui ne trompe pas : notre héros pas
très héroïque voulait « fuir de devant la face de Yahvé ».