Porter
ce regard maximum, c’est avant tout être attentif ! Mais qu’est-ce
que cette attention ? Chez certains individus, en particulier des femmes,
il faut le dire, cette attention semble innée, elle se présente comme un
don. Don naturel dans la vie quotidienne. Don surnaturel pour percevoir la
beauté de notre destinée éternelle. Mais Simone Weil souligne que cette
attention peut s’apprendre et qu’elle s’apprend à travers la lecture.
Lire, c’est avoir sous les yeux, sur quelques centimètres carrés, un petit
monde dont il importe de se représenter les contours. Si l’aventure
commence dans un livre, c’est parce que la lecture rend attentif. Nous
devenons capable de ce regard maximum sur les choses de notre destinée, si
nous avons appris à le porter sur les lettres qui ressortent d’une page
blanche. La première condition d’une existence réussie, c’est justement
cette attention, qui nous permet de mesurer les enjeux auxquels nous sommes
confrontés.
Mais
il existe bien entendu une autre raison pour expliquer l’importance du livre
dans notre aventure chrétienne : nous ne nous suffisons pas à
nous-mêmes ; nous ne sommes pas véritablement autonomes dans l’existence.
Lorsque Jean-Jacques Rousseau a voulu représenter le bon sauvage qu’il
appelait de ses vœux, individu parfaitement illettré et destiné à le
rester, il a incontestablement rapproché l’homme de l’animal. Dans son
Traité sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, il imagine son
héros vivant de cueillette et s’accouplant au hasard des rencontres.
Merveilleuse liberté pense Jean-Jacques ! Somptueuse insouciance
murmure-t-il ! Quelle belle manière de s’affranchir de l’existence
et des obligations qu’elle crée chaque jour – je dirais même chaque
minute – dans notre quotidien. Le héros de Jean Jacques n’a pas besoin de
livre pour adorer Dieu. Sa conscience est « l’instinct divin,
immortelle et céleste voix » qui suffit à exprimer sa religion. Au
diable tous les livres ! Ne suffit-il pas d’être authentique ?
Contentons-nous du naturel ! Soyons religieux autant qu’il nous en
prend l’envie, mais ne cherchons là-dedans que la mesure de notre
inclination.
Saint
Thomas d’Aquin, dans le premier article de la première question de sa Somme
théologique n’est pas assez fou, lui, pour imaginer que l’on peut
supprimer tous les livres. Mais il se demande si les productions du génie
humain (ce qu’il nomme les physicae disciplinae) sont suffisantes pour
permettre à l’homme de s’orienter dans la vie. L’homme se suffit-il à
lui-même ? Est-il capable de se diriger vers le Bien par ses propres
forces ? La réponse est très clairement : Non. Il a besoin d’un
livre, il a besoin du Livre par excellence, en grec : ta biblia, la
Bible. Sans la Bible, l’homme est perdu. S’il se fie à lui-même, il n’a
plus qu’à se résigner au néant, comme le héros de Philippe Roth, dont
nous parlions tout à l’heure. Comme le dit le prophète Jérémie :
« Maudit l’homme qui se confie dans l’homme, qui prend la chair pour
son appui et dont le cœur se retire de Yahvé. Il est comme un arbre dénudé
dans la steppe et ne voit pas venir le bonheur. Il séjourne dans des lieux
brûlés du désert, dans une terre salée et inhabitable ».
Précisons
encore. De quels livres s’agit-il ? Les Livres de l’ancien
Testament lui-même ne suffisent pas. Les prophètes – Jonas est l’un des
douze petits prophètes, à côté des quatre grands que sont Isaïe,
Jérémie, Ezéchiel et Daniel – n’ont fait que prophétiser. Ils
annoncent, ils ne réalisent rien. Ils tiennent celée la bonne nouvelle. Elle
est cachée en Dieu pour les siècles (Col. I, 22) et c’est le Christ qui
nous la révèle. Sans la bonne nouvelle, sans l’Evangile, l’homme ne
connaît pas le chiffre de son destin. Il lui manque la clé, qui lui
permettrait d’entrer en lui-même sans peur, sans troubles.
Dieu
sait si cette peur diffuse, Dieu sait si cette angoisse sont celles de Jonas,
fuyant à Tarsis, de l’autre côté des Colonnes d’Hercule, pour échapper
à l’ordre de Dieu. Il trouve des accents, uniques dans tout l’Ancien
Testament, pour affirmer sa déréliction : « Les algues dit-il s’enroulaient
autour de ma tête. J’étais descendu au plus bas du puits infernal ».
On peut penser aussi bien évidemment à l’Ecclésiaste, le fameux Qohélet,
qui a raison de dire : « Vanité des vanités, tout est vanité et
poursuite du vent ». Et de poursuivre : « Quel profit
revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le
soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la
terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche et il se
hâte vers le point où il se lèvera de nouveau. Ce qui a été sera, ce qui
s’est fait se fera : il n’y a rien de nouveau sous le soleil »
(Qo I passim).
Eh
bien Qohélet a raison : il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les
hommes progressent bien sûr dans la découverte et l’utilisation de
techniques toujours plus performantes. Mais les réflexes les plus profonds de
l’animal humain restent les mêmes. Le monde, dit saint Paul, « a
été assujetti la vanité » (Rom. VIII, 20). Tout est vide, rien
ne dure ; le néant semble la seule issue. Pourrons-nous sortir de ce
guêpier, autrement que les pieds devant ? Pourrons-nous garder la tête
haute jusqu’au bout, et au-delà même du dernier instant ? Notre
raison laissée à elle-même nous dit : pas sûr !
Que
faire ? Etre chrétien, c’est imiter Abraham, tel que saint Paul nous
en présente la figure, avec sa force et son habituel sens du paradoxe :
« Espérant contre toute espérance, il a cru » (IV, 18) :
cette foi, qui note le même Paul, est déjà chez Abraham incirconcis ( IV,
10-11), elle résonne chez saint Paul, comme « un appel au Dieu qui
rend la vie aux morts et qui fait exister ce qui n’existait pas » (IV,
17). Et Paul de continuer et d’entrer dans le détail de la vie d’Abraham.
Dieu lui promet d’être le père d’une multitude de peuples, mais il n’a
pas d’enfants. « Il ne faiblit pas dans sa foi pour autant, en
songeant à son propre corps qui était déjà comme mort – il avait environ
100 ans – et au sein de Sara, mort lui aussi » IV, 19). Abraham ne
serait pas Abraham, nous dit saint Paul, s’il s’était contenté d’une
loi. Il avait un moteur intérieur autrement puissant, il avait cette foi qui
le faisait espérer contre l’espérance. Abraham, avant même de répondre
à l’appel de Dieu, était déjà dans la logique du christianisme, explique
saint Paul, il était dans cette foi surnaturelle, présente chez le païen
même, foi qui appelle en quelque sorte la révélation divine, et qui est
donc la meilleure préparation à l’Evangile.
C’est
cette foi qui nous pousse à sortir de nous-mêmes pour croire, cette foi qui
nous pousse à sortir de nous-mêmes pour… lire. Tolle ! Lege !
entend saint Augustin, encore lui. Prends et lis ! Que lit-il ?
Cette parole du prophète Isaïe, qui va décider de sa conversion :
« Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas ». Il ne suffit
pas de chercher à comprendre, avec toute notre raison. Pour comprendre, il
faut sortir de soi. Pour comprendre il faut croire. Si vous ne croyez pas,
vous ne comprendrez pas.
On
peut dire que nous aussi, durant ce Carême, nous avons besoin de lire, nous
avons besoin de ne pas nous contenter de notre quotidien. Se mettre à lire, c’est
entrer dans l’aventure chrétienne : « Demandez en lisant, écrit
saint Jean de la Croix dans ses Avis et maximes, et vous obtiendrez en
contemplant ». Voilà une résolution de Carême à laquelle on ne pense
plus : lire. Demander en lisant pour obtenir en contemplant.
Que
lire ? Avant tout l’Evangile, puis l’Ancien Testament parce qu’il y
mène et les Epitres parce qu’elles en constituent le Commentaire le plus
autorisé.
Nous
allons essayer de notre côté, durant ce carême, de lire attentivement l’un
des livres les plus courts de la Bible : le livre qui raconte l’histoire
du prophète Jonas. Quatre chapitres. Rien de plus facile que d’ouvrir sa
Bible et de lire. Dans le premier chapitre, Dieu demande à Jonas d’aller
prêcher à Ninive la grande ville des Assyriens, qui, à l’époque
terrorise tout le Croissant fertile et remplit le monde du bruit de ses
cruautés. Jonas le Prophète, ne peut pas refuser de prophétiser. Pas en
face. Alors il s’enfuit et prend un bateau qui se dirige vers les limites du
monde connu, au-delà des Colonnes d’Hercule, sur l’Atlantique : il
part pour Tarsis, c’est-à-dire Cadix. Là pense-t-il obscurément, mon Dieu
n’est plus chez lui et je serai tranquille. On sait comment, alors qu’une
violente tempête se déchaîne, les marins tirent au sort pour savoir quel
passager il faut sacrifier pour apaiser les dieux. Et le sort tombe sur Jonas,
jeté à la Mer et avalé par un énorme poisson, dans le ventre duquel il
demeure trois jours et trois nuits. Après avoir été recraché par le
poisson, qui l’a manifestement ramené à son point de départ, de mauvaise
grâce, Jonas s’exécute. Il voit qu’il ne sert à rien d’essayer de
résister à Dieu et il se rend donc à Ninive. Sera-t-il massacré comme tant
d’autres prophètes ? Non. Sa prédication est un succès. Dieu qui
voulait punir Ninive revient sur sa décision devant les pénitences
accomplies par les Ninivites. Quant à Jonas, furieux, il maudit la
miséricorde de Dieu. Et il s’enfonce dans un sommeil qui ressemble à de la
dépression. Jonas le nationaliste a sauvé Ninive. On comprend sa rage. Mais
Dieu n’est pas seulement le Dieu d’israël. Il n’est pas seulement le
Dieu des bons. « Il fait lever son soleil sur les bons et sur les
méchants », comme dit Jésus dans l’Evangile. Au grand scandale de
Jonas, il sauve les pécheurs de Ninive, parce qu’ils font pénitence.