Jonas, figure de l’aventure chrétienne

Conférences de Carême 2008 au Centre Saint Paul

par l’abbé Guillaume de Tanoüarn


 

Le signe de Jonas - Premier dimanche de Carême – 10 février 2008

Nous allons parler d’aventure durant ce carême, et de la seule aventure qui vaille, celle que l’on élabore jour après jour, avec sa propre vie. Cette aventure, qui englobe tout ce qui doit survivre à notre quotidien, je dis, de manière volontairement provocatrice, qu’elle commence dans un livre. Pourquoi ? En écrivant cela, je pensais à la jeune Thérèse d’Avila, qui, dans son âge tendre, après avoir lu ou après avoir écouté des Vies de saints avec son jeune frère, est partie dans une fugue mémorable, pour convertir les mahométans. Elle nous explique cela au début de sa Vie par elle-même, comme quelque chose d’évident et qui va de soi : « L’un de mes frères (Rodrigo) avait à peu près mon âge. Nous nous réunissions, lui et moi, pour lire des vies de saints ; il était mon préféré, bien que j’eusse beaucoup d’amour pour eux tous (elle avait neuf frères), et eux pour moi. Voyant le martyre que les saintes subissaient pour Dieu, il me semblait qu’elles achetaient bien bon marché le bonheur d’aller jouir de Dieu, et je désirais vivement mourir ainsi, non qu’il me semblât avoir de l’amour pour lui, mais pour jouir au plus vite des grands biens du Ciel, que les livres m’avaient décrits. Et je recherchais mon frère pour parler avec lui des moyens d’y parvenir. Nous formions le projet d’aller au pays des Maures en mendiant pour l’amour de Dieu, afin qu’on nous décapite là bas. Le Seigneur, nous semblait-il, nous donnait du courage » (chapitre 1). Enfantin ? Oui mais magnanime, signe de magnanimité. Sa grande âme plus tard se déploiera autrement, dans ce qu’elle appellera elle-même le chemin de la perfection, c’est-à-dire dans l’aventure mystique. Il suffit d’avoir présent à la mémoire la statue somptueuse du Bernin pour comprendre que cet esprit d’entreprise, cette volonté de dépassement de soi n’a jamais quitté le cœur de Thérèse. On retrouve l’écho des récits chevaleresque de son enfance avec les épisodes mouvementés qu’elle raconte dans le Livre des fondations. Persévérance, esprit de suite, oubli de soi, audace, ce sont les qualités de la fondatrice. On imagine ce qu’aurait pu être la fugue de ses sept ans, lorsqu’on considère cette échappée belle derrière les grilles du Carmel, qu’elle nous conte sans fioriture dans sa Vie par elle-même. La prison du couvent signifie pour elle la liberté la plus haute, celle de l’âme détachée de tout ce qui n’en vaut pas la peine, et qui s’attache uniquement à son Dieu dans un acte de confiance sans cesse renouvelé.

Je pense aussi au récit que fait saint Augustin de sa conversion dans Les Confessions au Livre VIII. Il s’approche du christianisme. La prédication d’Ambroise, à Milan, le séduit. Mais il lui faut faire le pas. Finies les fredaines et l’insouciance. Il y a la gravité du choix de la conversion à faire. Saint Augustin recule. Et c’est en lisant des récits de martyre, comme Thérèse d’Avila, qu’il s’écrie : « Quod isti et istae, cur non ego ? « Ce qu’ils ont fait, ce qu’elles ont accompli » pourquoi ne le ferais-je pas à mon tour ?

A la même époque, alors que l’Espagne vit son siècle d’or, Cervantes mettant en scène Don Quichotte, nous montre comment sa volonté de faire de sa vie une œuvre, qui ne soit pas trop ordinaire, le Sire de la Mancha l’a puisé dans sa longue lecture des romans de chevalerie. La comparaison est-elle trop profane cette fois ? Je ne le crois pas. Ce que nous cherchons, nous aussi, c’est à transformer notre existence désespérément banale, en puisant dans le Christ le secret d’une véritable transvaluation de toutes les circonstances de notre vie. Il s’agit de rien moins que de « racheter le temps », selon l’expression de saint Paul, de transformer l’éphémère en éternité, de découvrir, par une divine alchimie, dans nos années de plomb des pépites qui soient dignes du creuset de la vie éternelle.

Mais en quoi a-t-on besoin d’un livre pour opérer cette transvaluation ? N’est-ce pas Dieu et Dieu seul qui est l’alchimiste de nos vies ? Ne suffit-il pas de le laisser faire ? De se laisser à lui ? 

Je voudrais avancer deux réponses à cette question. La première, je l’emprunte à Simone Weil. Dans un chapitre magnifique de son livre Attente de Dieu, elle montre la nécessité de l’attention dans la vie spirituelle. On a trop tendance à voir dans les spirituels et dans les mystiques des enjoliveurs, qui seraient toujours dans l’excès ou même dans l’amphigouri. Certains théologiens ont théorisé cette idée de l’excessus. Le mystique serait ainsi celui qui ne sait plus très bien ce qu’il dit, celui auquel les mots manquent, celui qui succombe devant l’indicible. La réalité est tout autre, Max Huot de Longchamp l’a bien expliqué à propos de saint Jean de la Croix. Le véritable spirituel est celui qui, par l’attention qu’il est capable de déployer, porte sur les choses de Dieu ce regard maximum, qui n’est pas un regard enjoliveur voire enjôleur mais un regard d’une objectivité absolue.

Exemple ? Le cardinal de Bérulle définit l’homme comme « un néant capable de Dieu ». L’expression est-elle excessive ? Pas forcément. La mort nous contraint à nous poser la question du néant. Dans son dernier roman Un homme, l’Américain Philippe Roth, faisant le portrait de Monsieur Toulemonde (Everyman comme il dit en anglais), emmène son héros jusqu’à sa propre tombe et le représente comme « affranchi de l’être ». Philippe Roth n’est pas un mystique mais un romancier. Les romanciers ont en commun avec les mystiques de dire la vérité. Ils partagent avec eux ce regard maximum sur la condition humaine, qui leur permet de dire le néant dans lequel nous sommes, sans tomber dans l’emphase ou dans l’hyperbole. Bérulle et Philippe Roth ont au fond le même regard sur l’homme. Evidemment Bérulle ajoute ce que Roth refuse de préciser : ce néant subsistant que nous sommes est un néant capable de Dieu. Capable de connaître Dieu. Capable de voir Dieu. Capable de devenir d’une certaine manière ce qu’il connaît et ce qu’il voit, sans jamais cesser pour autant d’être lui-même. L’expression du cardinal de Bérulle n’est pas excessive. Elle est le produit de ce regard maximum sur la condition humaine, qui est celui des mystiques authentiques et celui des romanciers, Cervantes avec Thérèse d’Avila, Philippe Roth avec Bérulle.

(suite)

 

email

plan